Orhan Pamuk se confie au « Point »
Le Prix Nobel de littérature publie son nouveau roman, « La femme aux cheveux roux » (Gallimard). En exclusivité, il s’est confié au Point.
Le Balzac du Bosphore est de retour. Mais cette fois, loin de l’épopée de plus de 600 pages offerte par son précédent livre (1), qui nous racontait sur quarante ans la vie du petit peuple turc plongé dans les métamorphoses urbaines et politiques de la mégalopole Istanbul, il nous offre un livre court, nerveux, pervers en diable. Sentimental, aussi.
« La femme aux cheveux roux » se lit comme un conte initiatique, puis comme une tragédie grecque. Si, officiellement, ils clament qu’ils veulent lui échapper, les hommes font tout ce qu’ils peuvent pour se mettre entre les pattes du destin, nous dit Pamuk. « Entre les pattes » car il est beaucoup question, ici, du sphinx du mythe d’OEdipe, et de son ava- tar oriental, la légende persane de Rostam et Sohrab. Dans les deux cas, un père et son fils qui ne se reconnaissent pas et qui s’infligent la mort. Mais de façon symétrique. Dans la version occidentale, c’est le fils qui tue le père. Dans la version orientale, c’est le père qui tue le fils. Une parabole politique sur les régimes autoritaires ? Orhan Pamuk, qui n’a jamais manqué de courage quand il s’agit de s’exprimer sur les événements politiques qui secouent son pays, et qui vit toujours sous escorte (depuis les menaces de mort émanant d’ultranationalistes après ses prises de parole sur le nombre d’Arméniens ou de Kurdes tués en Turquie), nous dit qu’il laisse le lecteur juge…
Combat. Quand le livre commence, dans les années 1980, on se croirait chez Jean de Florette : dans un endroit très sec au large d’Istanbul, un jeune apprenti et son maître creusent un puits. Le garçon, Cem, n’a plus de père, parti avec une femme. Le maître puisatier, Mahmut, investi de pouvoirs quasi magiques comme tous ceux qui connaissent les secrets de la terre, le remplace un peu. Dur pendant le labeur, tendre le soir venu. Mais l’eau se fait attendre. Dangereux, surtout quand les tentations de la petite ville toute proche sourdent, elles, à toute vitesse dans le coeur et le corps de Cem. Le jeune homme fait l’amour avec une femme qui n’était pas pour lui. De retour au campement, un accident se produit dans le puits. Vingt ans après, devenu un homme d’affaires puissant dans une Turquie en plein développement économique, Cem va être confronté à son passé, qui lui demande des comptes. C’est terrible et délicieux. Dans « La femme aux cheveux roux », il est question de théâtre et de liberté, de légendes et de tableaux, de puits et des énigmes qui se cachent tout au fond. Mais avant tout du combat éternel des fils contre les pères. Ou des pères contre les fils ?
■
1. « Cette chose étrange en moi » (Gallimard, 2017).
« La femme aux cheveux roux », d’Orhan Pamuk. Traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy (Gallimard, 304 p., 21 €). A paraître le 14 mars.
Le Point : Dans votre précédent roman, « Cette chose étrange en moi », vous disiez tout au lecteur de la fabrication de la boza, la fameuse boisson ottomane. Avec ce nouveau livre, le lecteur va tout savoir sur le forage des puits ! Pourquoi cette importance donnée à la technique dans vos romans ?
Orhan Pamuk : Un auteur n’a qu’un besoin par rapport au lecteur : que celui-ci lui fasse confiance. Et il me semble qu’une fois qu’on a donné tous ces détails techniques, alors le lecteur sait qu’on a travaillé le sujet, et il nous fait confiance. Il respectera d’autant plus nos vues sur des questions moins techniques, comme l’amour, la jalousie ou les joies de marcher dans les rues d’Istanbul. Balzac ne faisait pas autrement. Là, j’avais vraiment besoin de la confiance du lecteur pour l’entraîner dans une nouvelle idée : comparer la civilisation européenne et la civilisation, disons, islamique, à travers deux grands mythes constitutifs de ces deux cultures. Celui d’OEdipe, fixé par Sophocle, en Grèce, et celui de Rostam et Sohrab, en Perse, que l’on trouve dans « Le livre des rois ». Dans les deux cas, une histoire de meurtre « aveugle » entre un père et son fils. Dans « OEdipe », c’est le père qui meurt. Dans la version persane, c’est le fils. Ce qui m’intéressait, c’est d’étudier les conséquences anthropologiques de ces mythes : les hommes et les femmes se comportent-ils dans la vie comme dans les mythes qui irriguent leur société ?
Aviez-vous la réponse avant d’écrire ce roman ?
Quand j’écris, je creuse moi aussi mon puits ! Je fais des calculs précis, des plans, je laisse peu de place à la chance ou aux accidents. Mais, une fois que j’ai dit cela, je dois admettre que je ne sais jamais quel genre d’eau je vais trouver. La sérendipité [le caractère accidentel des choses] est aussi une donnée littéraire. Ma façon d’écrire des romans a été façonnée par les grandes migrations vers Istanbul auxquelles j’ai pu assister quand j’étais enfant, dans les années 1960. Beaucoup de gens arrivaient d’Anatolie et se
…
construisaient à Istanbul des maisons de for… tune. Pour l’eau, on faisait appel à des puisatiers, qui changeaient le destin des habitants. Si l’eau jaillissait, alors on pouvait habiter là, créer des usines, devenir riche. Pour cette raison, le puisatier était investi d’un pouvoir quasi magique. La littérature du Moyen-Orient est remplie d’histoires où l’on creuse des puits pour trouver de l’eau et où parfois l’on meurt au fond. Toute l’histoire de l’Orient peut se résumer à ça : creuser pour faire jaillir la civilisation.
Votre personnage se livre à un jeu étrange : quand il voit un fils et son père, il se demande si le fils est plutôt du genre Sohrab (à se faire tuer par son père) ou du genre OEdipe (à tuer son père). Est-ce ainsi que vous divisez le monde ?
Non. D’ailleurs, j’échapperais moi-même à cette division ! Mon père nous mettait, mon frère et moi, sur un piédestal. Il nous a laissés libres, ne nous a jamais engueulés, comme si on était des génies. Il était ingénieur, il a dirigé des entreprises, il a fait un peu de politique, je lui suis très redevable de n’avoir pas eu un père turc autoritaire !
C’est lui qui vous a fait lire « OEdipe roi » ?
Non, je l’ai lu à l’école, à 16 ans. Et je n’arrivais pas visualiser OEdipe et sa mère dans un lit ! L’histoire de Sohrab et Rostam, je l’ai lue vingt ans après, alors que j’écrivais « Mon nom est Rouge ». Je creusais alors pour trouver de vieilles histoires d’avant la modernisation de la Turquie, qui a été moins une affaire de construction de l’avenir que d’oubli du passé. Ce qui m’a intéressé dans ces deux histoires, c’est de m’apercevoir que, dans les deux cas, le public ressent de la pitié pour celui qui ne voulait pas tuer. Mais en ressentant de la pitié, il légitime le meurtre.
Comment cela ?
Un Occidental moderne, parce qu’il met sur un piédestal la notion d’individualité, pleurera sur OEdipe, le fils, qui a tué son père sans le savoir parce qu’il voulait exercer sa liberté d’individu et s’affranchir des dieux. Un Oriental moderne pleurera sur Rostam, le père, qui a tué son fils sans le savoir pour garantir la sauvegarde de la communauté, c’est-à-dire de l’Etat. D’ailleurs, dans le livre, le héros rappelle un aphorisme que lui a transmis son propre père sur la façon dont les dirigeants doivent traiter les artistes de talent mais trop critiques avec le pouvoir : « Le poète, commence d’abord par le pendre, puis pleure-le au pied de la potence. »
Comment expliquez-vous la différence de point de vue entre l’Occident et l’Orient sur cette même histoire – d’un côté, on tue le père, de l’autre, le fils ?
Je n’écris pas des romans pour expliquer quoi que ce soit. Il y a peut-être dans ces mythes des moteurs qui ont créé l’horrible situation politique que l’on connaît ici, mais je préfère laisser le lecteur y penser. On nous a toujours vendu le fait que la pression politique était légitimée par la richesse économique. Quand le développement économique serait là, alors il y aurait davantage de démocratie… Il faut bien avouer que ce n’est pas tout à fait ce qui s’est passé…
Avez-vous toujours autant de plaisir à vous promener dans Istanbul ?
Non. Je suis en colère à cause de la situation politique. Je ne vais plus dans ces restaurants sophistiqués et remplis de monde. Je déteste voir tous ces gens qui rient alors qu’ils ne devraient pas, je ne veux pas voir ces gens heureux.
« Je suis en colère et très déçu de ce que mon pays est devenu », avez-vous écrit après l’annonce de l’emprisonnement du journaliste Mehmet Altan et de son frère, l’écrivain Ahmet Altan, en septembre 2016. « En Turquie, la liberté de pensée a vécu », aviez-vous ajouté tout en disant que vous étiez quand même « optimiste ». L’êtes-vous toujours ?
Non, je ne le suis plus. Mon humeur n’est pas celle d’il y a deux ans. Il y a deux ans, il y avait les élections, le référendum, c’était une perspective et j’essayais de maintenir mon optimisme en vie. Aujourd’hui, je ressens un grand malaise, l’opposition est cassée, il n’y a pas d’alternative. Le parti d’opposition le plus important rivalise de nationalisme avec le gouvernement et Erdogan, et cela renforce encore l’atmosphère d’intense nationalisme et d’autoritarisme dans le pays. Je suis aussi très déçu par l’attitude de l’Europe.
Pour quelle raison ?
En dehors d’une poignée d’intellectuels idéalistes,
« Un Occidental moderne pleurera sur OEdipe, le fils, qui a tué son père sans le savoir parce qu’il voulait exercer sa liberté d’individu (…). Un Oriental moderne pleurera sur Rostam, le père, qui a tué son fils sans le savoir pour garantir la sauvegarde de la communauté. »
l’Europe se fiche de la démocratie en Turquie. « S’ils vous plaît, occupez-vous des migrants » : voilà ce que disent les Français et les Allemands. Et voilà le seul message qu’ils envoient aux démocrates turcs. Ils ont l’air très contents que le gouvernement turc, contre de l’argent, les débarrasse de ces pauvres musulmans. Et ils appellent « islamiste » ce gouvernement. Mais percevoir de l’argent des Européens pour qu’ils ne voient plus de musulmans dans les parages, est-ce de l’islamisme ?
Que devrait faire l’Europe ?
Ne pas considérer le gouvernement turc d’aujourd’hui, ou de demain, selon cet unique critère, qui est totalement égoïste et qui permet à leur interlocuteur de les soumettre à un chantage.
Erdogan a d’ailleurs déclaré, le 23 février : « L’Europe doit sa paix actuelle aux sacrifices de la Turquie et de son peuple »…
On ne peut pas critiquer ouvertement le gouvernement. Il y a deux ans, avant le référendum, le plus grand journal de Turquie, Hurriyet, m’a approché pour faire une grande interview. Pourquoi j’allais voter « non », etc. J’étais très heureux de cette interview. Jusqu’au moment où le rédacteur en chef m’a appelé pour me dire que, « malheureusement », il ne pourrait pas la faire paraître. Je suis l’un des écrivains turcs les plus importants dans ce pays, mais je ne peux pas donner et voir publiée une interview dans le plus
grand journal turc. Ma seule consolation, c’est que leurs ventes sont moins importantes que celles de mon dernier livre ! Les Turcs respectent l’Etat de droit, mais ils ne sont pas heureux de voir que l’Etat de droit est devenu arbitraire. Le gouvernement ne respecte pas la Constitution. Des gens sont mis en prison pour quatorze mois sans aucun procès. Mais le porte-parole du gouvernement se réjouit que de nouvelles prisons, très modernes, soient construites.
Pourquoi restez-vous en Turquie ?
Parce que c’est mon pays. Je ne veux pas être tout le temps aux Etats-Unis, où j’enseigne pendant un semestre, et pleurer sur mon pays depuis là-bas. Je veux être en Turquie et j’aime les gens qui me disent : « Reste ici. » Je veux qu’on me rende mon pays, qui n’est pas seulement le pays des gens au pouvoir. On verra ce qui se passe…
Avez-vous toujours un garde du corps ?
Oui, j’ai un garde du corps, fourni par le gouvernement. Je précise cela pour que l’on comprenne que les choses sont plus compliquées qu’elles ne le paraissent à l’extérieur.
Dans « Cette chose étrange en moi », vous mettez en scène des jeunes femmes qui n’ont pas peur des hommes « qui ne jurent que par Allah, la patrie, la morale ». Où en est la pression sur les femmes, en ce moment, en Turquie ?
Le sujet des droits des femmes, et spécialement des abus sur les femmes – que ce soit les violences domestiques, le harcèlement dans les bus ou ailleurs, les agressions verbales sexistes, insupportables –, est en train de monter en Turquie. Pas parce que nous avons un gouvernement féministe ! Mais parce qu’il y a une réaction de colère des femmes laïques contre le gouvernement. C’est un peu comme Trump avec le mouvement MeToo, sauf que mes amis professeurs, à New York, peuvent ridiculiser Trump à voix haute, alors que faire ça à Istanbul avec Erdogan vous envoie en prison
■
« En dehors d’une poignée d’intellectuels idéalistes, l’Europe se fiche de la démocratie en Turquie. »
« Les Turcs ne sont pas heureux de voir que l’Etat de droit est devenu arbitraire. (…) Des gens sont mis en prison pour quatorze mois sans aucun procès. »