L’autre baie d’Along
Cap sur Lan Ha, dans le nord du pays, pour un cabotage de charme en milieu karstique, loin des itinéraires balisés.
Les voiles brun rouge de la jonque « Quatre Saisons » claquent dans le vent sans conviction. Elles ne sont là que pour la décoration, un valeureux diesel faisant le gros de la besogne, mais elles sont toujours autant appréciées des passagers. Le capitaine Duyen ne tarde guère à les carguer pour mettre les gaz. Après des années passées les pieds dans le poisson aux commandes d’un bateau de pêche dans les eaux tumultueuses de la mer Orientale – ici, on évite de parler de mer de Chine ! –, il savoure les paisibles conditions de navigation de la baie. « Il n’y a pratiquement pas de courant, sauf tous les quinze jours lors des grandes marées, pas de hauts-fonds, encore moins de vagues, excepté de juin à août lors de la période des typhons. » La région tient la brume et les nuages en plus haute estime que le ciel bleu, une nébulosité toute empreinte de mystère qui n’a pas manqué d’inspirer les poètes et les rêveurs. Selon la légende, un dragon serait descendu des cieux pour venir en aide au peuple vietnamien alors attaqué une énième fois par l’« envahisseur du Nord », et aurait mis en pièces la montagne de quelques coups de queue bien sentis afin d’entraver la progression de l’ennemi. Résultat : un chapelet de 2 000 îles et rochers s’éparpillant sur près de 1 500 kilomètres carrés. Ha Long (francisé en Along) signifie « la descente du dragon ». Pour les géologues, c’est le plus grand karst
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marin du monde, une élégante den… telle tricotée par le vent et l’eau, résultat d’un long corps-à-corps entre la mousson et le calcaire du carbonifère.
Inscrite à l’Unesco depuis 1994, élue comme l’une des sept nouvelles merveilles de la nature en 2011, la baie d’Along est victime de son succès. Chaque jour, plus de 700 navires, de la jonque double cabine au bateau-hôtel à six ponts, sillonnent en tous sens le labyrinthe de pitons calcaires. « C’est devenu une véritable ville flottante » , s’amuse le capitaine Duyen. Alors, pour échapper à cette impossible armada, cap sur la baie de Lan Ha, petite soeur d’Along, à l’est de l’île de Cat Ba, qui a eu la chance d’échapper aux distinctions et aux hordes de touristes qui en sont la triste contrepartie. Une soixantaine de bateaux, dont la moitié seulement y passe la nuit, s’aventurent dans ces eaux paisibles. On y retrouve le même spectacle de pains de sucre coiffés d’une végétation bouclée et opiniâtre, sortis tout droit d’une estampe de Hokusai. En fonction du nombre de petits verres d’al- cool de riz ingurgités, les reliefs karstiques prennent des formes remarquables au fil de la journée : silhouettes de Bouddha, visages impassibles, éléphant agenouillé ou buffle couché, volatiles divers… Le calcaire érodé se prête à toutes les fantaisies de l’imagination. De temps en temps, notre jonque croise un bateau de pêche au calmar avec, fixée à la proue, une batterie de projecteurs suffisante pour éclairer un stade et, sur les côtés, deux grands filets suspendus comme deux lambeaux de voile déchirées. Lan Ha est une
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baie bien vivante, émaillée de vil… lages flottants avec leurs magasins, écoles et bicoques ouverts sur des terrasses encombrées de cordages, de plantes en pot et de chiens mélancoliques. Unesco oblige, tout ce petit monde a été prié de décamper de la baie d’Along.
La croisière se poursuit de façon inattendue à plus de 200 kilomètres de là, à l’intérieur des terres. Vers Tam Coc, la mer a fait place à un damier de rizières, les jonques à des sampans et les pêcheurs burinés à des paysans aux mains calleuses. Mais les pitons rocheux y déc l i ne nt t o uj o ur s l e ur s s i l houet t e s volatiles et bleuâtres sous une lumière laiteuse. Ils appartiennent au même plissement calcaire que leurs cousins du golfe du Tonkin, affleurements fatigués d’une chaîne de montagne qui prend son élan dans la province du Guangxi, en Chine, pour culbuter quelques milliers de kilomètres plus loin dans la mer. Sur la rivière Ben Dang, de petits sampans maniés par des bras vigoureux emmènent à la découverte de ce qu’il est convenu d’appeler la « baie d’Along terrestre ». Tel un python se réchauffant aux premiers rayons du soleil, le cours d’eau prend ses aises en larges méandres au milieu de vallées irriguées de quiétude. Il n’y a plus qu’à fermer les yeux et à se laisser bercer dans le vert d’une campagne immémoriale
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