Et vogue la démesure !
Oublié le « resort » flottant kitsch et polluant. Les géants des mers font leur révolution. Démonstration à bord du « Celebrity Edge ».
L’aventure commence dans le port de Fort Lauderdale, la station balnéaire voisine de Miami, en Floride. Un bâtiment remarquable par son architecture moderniste coiffe la jetée. A peine le temps de s’attarder sur la beauté du lieu et nous voilà à bord du navire. L’embarquement s’effectue en moins de dix minutes, grâce à un système de reconnaissance faciale. Une fois la photo enregistrée, aucun contrôle ne vient perturber notre arrivée. Une application pour smartphone nous guide et ouvre même notre cabine. Digne d’un hôtel 5 étoiles avec ses boiseries claires, son grand lit douillet et son dressing ergonomique qui épouse la cloison arrondie de la salle de bains, elle tire le meilleur parti de sa superficie.
En quittant la chambre, un couloir hors du commun dévoile la coque du bateau. Il laisse aux passagers le soin d’admirer, d’une part, le squelette d’acier et d’autre part, un élégant travail de pan- neautages dorés. Imaginé par le designer français Patrick Jouin, ce corridor mène à un escalier monumental puis à l’atrium, coeur battant de la vie à bord. Habillé de couleurs douces et de matériaux nobles, cet espace n’a rien d’une salle de bal tapeà-l’oeil et témoigne elle aussi du soin porté aux détails, même les plus fonctionnels. Bienvenue à bord du « Celebrity Edge » ! Sorti des Chantiers de l’Atlantique en décembre 2018, après quatre ans de travaux, le dernier-né du groupe Celebrity Cruises incarne la nouvelle génération de croisières grand format. Ses mensurations (306 mètres de longueur pour 39 de largeur) et sa configuration (14 ponts, 1 467 chambres, 29 restaurants) ne le distinguent pas des autres géants des mers, mais il a été pensé pour séduire une nouvelle clientèle, plus jeune, plus pointue et, si possible, hexagonale.
En 2018, 28,2 millions de passagers ont embarqué pour une croisière. Seuls 0,5 % d’entre eux étaient français. « Bien qu’il soit en croissance constante depuis dix ans, le marché est moins développé qu’en Allemagne ou en Angleterre, précise Erminio Eschena, président de Clia France, qui impute cet écart à des différences culturelles. Notre modèle touristique a longtemps privilégié le concept du village de vacances, vendu comme une destination à part entière. » Un paradoxe au regard de l’hégémonie planétaire qu’exerce l’Europe sur la construction navale, notamment à travers les Chantiers de l’Atlantique de Saint-Nazaire, premiers fabricants de navires de croisière. Grâce au Très Grand Portique capable de soulever 1 400 tonnes, ils sont en effet les seuls à pouvoir construire aussi vite des bateaux de grande taille. « Un gain de temps décisif dans la course aux contrats » , reconnaît Lisa Lutoff-Perlo, présidente de Celebrity Cruises, filiale de Royal Caribbean.
« La croisière est un des rares segments à connaître une croissance aussi rapide, avec 60 % d’adeptes supplémentaires en dix ans » , souligne Erminio Eschena. Cette performance est l’oeuvre des armateurs, qui lancent régulièrement des cycles de modernisation. « A l’origine, les paquebots servaient à se déplacer, avec plus ou moins de confort, puis la révolution du balcon est arrivée avec des bateaux tournés vers la mer. Les loisirs ont fait leur apparition dans les années 1980 et l’heure est à présent aux navires dits de nouvelle génération. Des navires intégrant des innovations numériques et environnementales plus avancées et dont les décors et divertissements ont été repensés pour épouser l’air du temps » , confirme Lisa Lutoff-Perlo.
Pionnière dans cette démarche, MSC (fondée il y a seize ans et aujourd’hui quatrième acteur mondial derrière Carnival, Royal Caribbean et Costa) mise depuis 2010 sur une montée en gamme. Cela passe par des activités plus exclusives (un partenariat a été noué avec le Cirque du sol e i l ) e t une décorati on a l l é gée. La compagnie fait aussi le pari du très haut de gamme avec le Yacht Club, un navire dans le navire réparti sur trois niveaux. L’arrivée se fait par une porte
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réservée ; un majordome fait et dé… fait les bagages dans les suites ; piscines, restaurants et lounge ont un accès exclusif ; enfin, un concierge organise des excursions privées lors des escales. « Le Yacht Club offre le meilleur des deux mondes : la profusion d’activités des gros porteurs et la sophistication du yachting » , résume Patrick Pourbaix, directeur général de MSC, qui fait aussi de la numérisation une priorité avec la mise en service du premier assistant vocal à bord de son prochain bateau, le « Bellissima ».
Sur le « Celebrity Edge », la rupture se manifeste à travers le design. A la barre ? Patricia Urquiola, le cabinet Jouin Manku et Kelly Hoppen associent pour la première fois leurs noms à un navire de croisière. « Notre volonté a été de créer des espaces rappelant à chaque instant aux clients qu’ils se trouvent à bord d’un navire, en offrant le luxe et le confort d’une boutique-hôtel » , explique Patrick Jouin, qui a réalisé les espaces communs. A l’extérieur, le Magic Carpet distrait. Ce bar dominant la mer est capable de se mouvoir tel un ascen- seur le long du bateau jusqu’au niveau des vagues. On peut également profiter d’un atelier d’horlogerie Cartier, de simulateurs de golf, d’une patinoire, des spectacles du New York City Ballet… et même d’un centre de médecine esthétique.
Ecologie. Au sein de ce marché segmenté, Costa Croisières, figure incontournable du marché depuis 1948, prend une direction surprenante. La compagnie souvent décriée pour ses mastodontes polluants aux décors baroques se veut désormais le chantre du paquebot vertueux et de l’art de vivre à l’italienne. Georges Azouze, son directeur général, n’y voit pas une rupture, plutôt un retour aux sources : « Le “Costa Smeralda”, qui sera inauguré en octobre 2019, a été imaginé sur les bases de notre ADN originel. » En témoignent textiles et mobiliers signés des plus grands designers italiens, oeuvres d’art (500 originaux seront répartis dans les étages) et un ambitieux musée du design italien allant des années 1930 à nos jours. Mais la grande nouveauté est d’ordre écologique. Le « Costa Smeralda » sera en effet le premier navire de cette envergure propulsé au gaz naturel liquéfié, une énergie fossile respectueuse qui évite presque entièrement l’émission de particules fines, d’oxydes de soufre, d’azote et de CO2. Les géants des mers n’ont pas fini de nous étonner
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