Sous le soleil de minuit
La croisière d’expédition ne cesse de fasciner. Embarquement sur le « Fram » pour un périple « on the rocks » .
Vous qui ne jurez que par les villages vacances flottants de 4000 lits, les soirées du capitaine et les casinos, passez votre chemin. Parce que le « Fram » n’accueille guère plus de 300 passagers et qu’il est moins voué à faire des ronds dans l’eau qu’à faciliter l’exploration des terres lointaines. Le navire de l’armateur Hurtigruten nous embarque à la découverte du Groenland sur le mode du cabotage, à l’instar de celui qu’il pratique le long des côtes de la Norvège depuis des décennies. Du Groenland ou plutôt de ses confins, l’île-continent, cinq fois plus étendue que la France, étant recouverte à 80 % par les glaces. Seule une mince bande côtière au relief tourmenté échappe à l’emprise de la calotte glaciaire.
Deux semaines durant, et sur près de 2000 kilomètres du sud au nord, nous procédons par sauts de puce, de fjords en îles, d’icebergs en villages de pêcheurs aux maisons multicolores, le long du littoral occidental, le moins inhospitalier, sur lequel se concentre la maigre population.
Le Groenland ou l’école de l’autarcie. Sur ce territoire autonome dépendant du royaume du Danemark, où les villages peuvent être distants de plusieurs centaines de kilomètres, où, en hiver, la nuit dure jusqu’à quatre mois, où les routes sont inexistantes et où le cargo ravitailleur ne passe que deux ou trois fois par an, le vieux précepte maoïste « compter sur ses propres forces » fait figure d’assurance-vie.
La moindre implantation a sa centrale électrique, son Pilersuisoq (la chaîne locale de supermarchés), sa conserverie de poissons, son école élémentaire et, sou- vent, son hôpital. Quant aux moyens de transport, ils dépendent de la saison et de l’état de la mer, le relief terrestre décourageant toute tentative d’apprivoisement. En été, c’est kayak ou bateau ; traîneau à chiens ou Skidoo le reste du temps. En cas d’urgence, le salut vient du ciel pour peu que les conditions météorologiques permettent à l’hélicoptère d’atterrir.
Cet isolement absolu n’induit pas seulement une curiosité bienveillante pour l’étranger de passage, il impose une solidarité révolue sous nos latitudes. Chez ces Inuits, l’unité de compte est moins l’individu que la communauté. Les en- fants sont chez eux partout, frapper à une porte est jugé incongru, les problèmes des uns sont résolus par tous, et les ressources issues de la pêche et de la chasse sont généralement mutualisées.
Il suffit d’arpenter les chemins et, relief oblige, les innombrables escaliers de la première bourgade venue pour avoir une idée des spécialités locales. Ici un séchoir à flétan, plus loin une tête de boeuf musqué, une défense de narval ornant la façade d’une maison ou une peau d’ours polaire séchant au pâle soleil ; étant entendu que la viande de phoque constitue la base de la nourriture.
Reprendre la mer au terme d’une de ces escales revient à sceller les retrouvailles avec la glace dans tous ses états ; objet de fascination pour les passagers, d’une vigilance de tous les instants pour le commandant et son équipage, même en plein été.
Les icebergs en premier lieu. A lui seul, le glacier d’Ilulissat, le plus vaste de l’hémisphère Nord, en produit l’équivalent de plusieurs milliards de tonnes chaque année, qui s’éparpillent au gré des courants dans tout l’Atlantique nord. Chaos magnétique pour le visiteur, qu’accompagnent quelques
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baleines, menace permanente pour … les navigateurs, ainsi que pour les villageois, qui redoutent les tsunamis provoqués par leur délitement. Une légende tenace assure même que le bloc qui a coulé le « Titanic », au large de Terre-Neuve, venait d’Ilulissat.
Puis vient la banquise. Nous la découvrons par 78 degrés nord, là où le Groenland rejoint presque le Canada. D’abord des plaques, de plus en plus vastes, de plus en plus denses, que l’étrave du « Fram » éperonne délicatement avant de renoncer face à l’immensité glacée que nous contemplons sous un soleil radieux et dans un silence de cathédrale.
Ce n’est pas toujours le cas. Les condi- tions météorologiques, le cheminement imprévisible des icebergs imposent à l’équipe chargée de l’animation et des sorties en mer sens de l’improvisation et réactivité. Entre les conférences données par des scientifiques de tous horizons, le salon panoramique (d’où il est possible d’observer les baleines le jour, les aurores boréales la nuit), la bibliothèque et la salle de sport, les « plans B » imposés par la nature n’ont rien d’un pis-aller.
Au point que le passager en vient à se prendre pour Novecento, le héros imaginé par le romancier Alessandro Baricco. Né puis abandonné sur un paquebot, il y avait passé toute sa vie, refusant obstinément de descendre à terre
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