Le Point

Algérie, les coulisses d’un tournant historique

Secrets d’Etat. Pendant que la rue gronde, le système Bouteflika vacille, sur fond de conciliabu­les et de guerre des clans.

- PAR ADLÈNE MEDDI

Du monde discute autour de tasses de thé et de petits gâteaux algériens d’un grand traiteur, dans un salon de la résidence présidenti­elle de Zeralda. Il y a là Ahmed Ouyahia, le Premier ministre, Tayeb Louh, le ministre de la Justice, Ahmed Gaïd Salah, le patron de l’armée, qui ne parle pas beaucoup, Tayeb Belaïz, le conseiller du président (actuelleme­nt président du Conseil constituti­onnel), et Abdelkader Messahel, ministre des Affaires étrangères. Saïd Bouteflika est là aussi. On chuchote. Nous sommes à l’automne 2018 et l’option d’un cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika n’est pas encore décidée.

L’idée est de trouver une combine constituti­onnelle, une feinte légale pour éviter le scénario d’une élection coûteuse en termes d’image. Reporter la présidenti­elle ? Maiscommen­t ?AmenderlaC­onstitutio­n pour transforme­r le quinquenna­t en septennat et permettre ainsi au chef de l’Etat de rester au pouvoir jusqu’au bout ? Pas le temps, et pas assez de cohésion dans les rangs du régime pour tenter cette option. Déclarer qu’il s’agit d’une question de sécurité nationale ? Des tensions sociales et des manifestat­ions de la rue pourraient être prises comme prétexte. Trop risqué. Alors, comment éviter une ultime mascarade ?

Seul le patron de l’armée se tait. Son silence est éloquent. Les autres commencent à comprendre

qu’il ne permettra pas de … faire un pas de côté. Non pas qu’il soit particuliè­rement légaliste, mais il sait que des ambitions présidenti­elles planent autour de la table. Les calculs des uns et des autres serviront le passage en force d’un autre clan. En même temps, les deux frères du président et sa soeur sont peu enthousias­tes à l’idée d’engager le patriarche dans une course qui n’aurait aucun sens, à part perpétuer son règne de vingt ans.

A un moment, Bouteflika apparaît en robe de chambre et couverture sur les jambes, dans son fauteuil roulant poussé doucement par un jeune de la garde présidenti­elle. « Je mets tout le monde à l’aise. Si je dois partir, je pars », chuchote-t-il à l’adresse de l’assemblée, qui se met debout précipitam­ment et tend l’oreille pour tenter de déchiffrer le fragile murmure. Et le président de retourner vers sa chambre. « C’est une manière de dire qu’il pourrait se retirer, ne pas se présenter, parce qu’il est fatigué, parce qu’il n’aura pas le temps ni les capacités de préparer la succession, analyse un sherpa de la présidence. Mais cela pourrait aussi être une ruse : si la décision de le maintenir pour un nouveau et ultime mandat est prise, ça ne sera pas que la sienne ou celle de la fratrie des Bouteflika. Il leur dit en fait : “Nous sommes tous dans le même bateau.’’ »

Quelques semaines plus tard, le 10 février, Bouteflika se porte candidat à sa propre succession dans une lettre adressée aux Algériens. Personne ne peut affirmer qui en sont les auteurs. Quelques conseiller­s et les deux frères, vraisembla­blement, lui soumettent le texte. On y décèle la patte du Premier ministre Ahmed Ouyahia, qui a été consulté. Mais le message est clair : « Je n’ai plus les mêmes forces physiques qu’avant, chose que je n’ai jamais cachée à notre peuple, mais la volonté inébranlab­le de servir la patrie ne m’a jamais quitté. » Ni son désir de mourir président, une sorte de bravade à ce système qui l’avait chassé comme un malpropre au début des années 1980, après la disparitio­n de son mentor, Houari Boumediene.

Ker messe. Mais i l f a udra « vendre » le cinquième mandat. « Parce que la vraie question est : qu’arrivera-t-il le 19 avril, lendemain de l’élection ? » commente-t-on dans son entourage. Il faut combler le vide d’une présidence sans président capable d’exercer ses fonctions, créer une nouvelle fiction et faire semblant. A Zeralda, on évoque une « conférence nationale » après la présidenti­elle. Un remake de la conférence nationale de janvier 1994 qui devait rassembler pouvoir et opposition pour sortir de la transition provoquée par l’annulation des législativ­es de 1992 et désigner Liamine Zeroual président de l’Etat. « Ce sera une conférence nationale consensuel­le à laquelle tout le monde participer­a. On sortira avec une stratégie nouvelle pour parachever l’édificatio­n de l’Algérie » , expliquait Abdelmalek Sellal,

désormais ex-directeur de campagne du candidat Bouteflika et ancien Premier ministre, le 16 février. L’opposition y est invitée, insiste-t-on à Zeralda, mais il y a peu de chance que les partis réfractair­es à la ligne de Bouteflika soient présents à cette kermesse qui se d é r o ul e r a i t , s e l o n p l us i e ur s sources, vers le mois de juin.

Officielle­ment, le projet de cette conférence nationale inclusive est d’opérer de nouveaux amendement­s à la Constituti­on. Encore une fois. En vingt ans, la loi fondamenta­le a été amendée quatre fois. Et l’amendement de 2008 qui a fait sauter les verrous des deux mandats, permettant à Bouteflika de se représente­r une troisième fois, a été un des points de tension entre la présidence et l’ex-DRS (services secrets, dissous en 2016). Un record.

L’idée : animer la scène politique, anesthésié­e par le passage en force de l’ultime mandat, l’opposition ayant échoué à faire front commun et l’idée même d’un candidat unique pour affronter Bouteflika ayant fait long feu. « Ce n’est pas en vingt-quatre heures qu’on va s’accorder sur un candidat alors qu’on n’a pas pu le faire depuis cinq ans », apostropha­it l’avocat militant Mustapha Bouchachi devant les autres leaders de l’opposition lors d’une réunion, le 20 février. Mais surtout, « il s’agira de lancer des pistes pour mieux configurer la pyramide du pouvoir avec un président absent et affaibli », explique une source au gouverneme­nt. Proposer, par exemple, de créer un poste de vice-président qui, d’un côté, permettra de combler le vide protocolai­re et, d’un autre, de préparer un candidat qui fasse consensus. « On consultait des gens, des amis proches, des juristes aussi, discrèteme­nt. On voulait chercher des pistes pour gérer l’ingérable », confie une source sécuritair­e.

Mais, en ce 22 février, les plans conçus à Zeralda explosent en plein vol. Des dizaines de milliers d’Algériens sortent dans la rue manifester contre le cinquième mandat. Le peuple renverse la table. « Nous avions capté des signaux sur l’importance de la mobilisati­on dès les pre- miers appels anonymes sur les réseaux sociaux, explique un officier du renseignem­ent. Zeralda a été tenue au courant. Il y a eu de la panique, ça, on ne peut le nier. » Est-ce pour cela que la présidence de la République annonce, le 21, la veille des marches, que Bouteflika se rendra le 24 à Genève pour « un court séjour afin d’y effectuer des contrôles médicaux périodique­s » ? Peut-être.

La tempête du 22 février a été précédée de plusieurs orages de colère. A Bordj Bou Arreridj, dans l’est, des manifestat­ions nocturnes ont duré une semaine. A Khenchela, des centaines de jeunes se sont rassemblés devant la mairie et ont exigé du maire d’enlever le poster géant de Bouteflika. Il a obtempéré et des images de jeunes piétinant le portrait du président sont devenues virales. A Annaba, à l’est toujours, des jeunes ont arraché le portrait de Bouteflika dans une mairie, l’ont déchiré et piétiné. « Un ancien officier de l’Armée de libération nationale, qui connaissai­t bien Bouteflika, m’a dit un jour : “Le seul moyen de le pousser à abdiquer serait de lui montrer une vidéo où son portrait est piétiné. Il est tellement orgueilleu­x qu’il prendrait le premier l’avion !’’ » , témoigne l’éditoriali­ste Abed Charef.

A-t-il vu ces images ? Beaucoup en doutent, tant l’isolement

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 ??  ?? Adlène Meddi Journalist­e et écrivain, correspond­ant du « Point » en Algérie. Dernier ouvrage paru : « 1994 » (Rivages).
Adlène Meddi Journalist­e et écrivain, correspond­ant du « Point » en Algérie. Dernier ouvrage paru : « 1994 » (Rivages).
 ??  ?? Réveil. Jeunesse en tête, manifestat­ion à Alger, le 1er mars, contre une cinquième candidatur­e d’Abdelaziz Bouteflika à la présidence de l’Algérie.
Réveil. Jeunesse en tête, manifestat­ion à Alger, le 1er mars, contre une cinquième candidatur­e d’Abdelaziz Bouteflika à la présidence de l’Algérie.
 ??  ?? Coup d’oeil.Le cinquième mandat de Bouteflika vu par le dessinateu­r algérien Hic.
Coup d’oeil.Le cinquième mandat de Bouteflika vu par le dessinateu­r algérien Hic.
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 ??  ?? Colère. A Khenchela et à Annaba, les manifestan­ts ont décroché et piétiné le portrait de Bouteflika.
Colère. A Khenchela et à Annaba, les manifestan­ts ont décroché et piétiné le portrait de Bouteflika.

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