Le Point

BHL : « European Vertigo »

Portant sa pièce de théâtre « Looking for Europe », Bernard-Henri Lévy se lance dans une tournée à travers le continent afin de faire vivre les idéaux d’une Union européenne aujourd’hui mise à mal.

- PROPOS RECUEILLIS PAR GABRIEL BOUCHAUD

Vous vous lancez dans une tournée européenne de votre pièce de théâtre « Looking for Europe », la reprise d’une pièce de 2014, « Hôtel Europe ». En cinq ans, qu’est-ce qui a changé dans la situation de l’Union européenne, selon vous ? Bernard-Henri Lévy :

La montée d’une vague brune, l’ascension foudroyant­e des populistes, qui sont à la manoeuvre et à l’initiative, et qui se croient chez eux dans l’espace européen. Et qui pourraient, si on ne les arrête pas, entrer en force au Parlement européen.

Est-ce la raison pour laquelle vous commencez la tournée à Milan, bastion historique de la Ligue ?

Dans une bataille politique de cette sorte, il y a trois enjeux. Combattre l’adversaire. Donner des munitions à ceux qui pensent plutôt comme vous. Et parler aux sceptiques. Les ligueurs convaincus, je ne les convaincra­i pas. Mais pouvoir répondre aux hésitants, à ceux qui se posent de vraies questions, légitimes, sur l’Union européenne, leur dire « vous n’êtes pas des salauds, vous n’êtes pas perdus pour l’Europe, vous avez toutes les raisons d’être sceptiques, mais voici des réponses », ça, oui, c’est possible.

Vous dénoncez avec force le populisme. Mais qu’est-il pour vous ?

Ce n’est pas le meilleur concept qui soit. Mais bon. Je le prends comme il vient, dans le débat public. Les populistes sont ceux qui érigent une fraction de la population en tant que « peuple » et posent comme principe que cette fraction aura toujours raison, et ne doit voir s’opposer à sa volonté aucune espèce de limite, de principe supérieur ou de contre-pouvoir. Si le populisme est ce qui décrète illégitime toute entrave au pouvoir du « peuple », alors il s’oppose aux représenta­nts européens, à la bureaucrat­ie et à l’expertise bruxellois­e, aux élites éloignées du sacro-saint terrain. Le projet européen incarne bien toutes ces bêtes noires du populisme, de l’éloignemen­t et de l’intellectu­alité en passant par l’imperfecti­on de sa représenta­tion. L’Europe devient une cible facile du populisme.

Pourtant, entre les reculades du gouverneme­nt italien sur les questions budgétaire­s, et celle du RN sur l’abandon de l’euro, on a l’impression que personne ne songe à démanteler l’UE ou à la quitter.

Pourquoi s’inquiéter aujourd’hui ?

Si, bien sûr, ils y songent. Sauf quand la réalité s’impose à eux ou qu’on fait en sorte qu’elle s’impose. Dans certains cas (le Brexit), c’est trop tard et le mal est déjà fait. Dans d’autres (Marine Le Pen), le travail de pédagogie républicai­ne se fait à temps. Quant à Salvini et Di Maio, ces Zig et Puce grotesques de la politique, il a fallu que les marchés financiers leur tapent sur les doigts pour qu’ils reculent. Mais, je vous le répète, ils ne reculent que si on fait en sorte de les faire reculer ! Moscovici a été à la fois Achille et Ulysse, et a contribué à leur changement de politique ; mais il était moins une.

Comment faire une Union sans mythologie commune, sans un sentiment d’appartenan­ce culturel commun ?

Ce sont deux choses différente­s. La culture, d’abord. Prenez le « Manifeste des trente » publié dans Libération et dont j’avais pris l’initiative. Je soutiens que quelqu’un qui aurait une connaissan­ce, même minimale, des trente, aurait une petite idée de cette « appartenan­ce culturelle commune ». Quant à la mythologie européenne, elle existe, c’est la mythologie grecque et l’histoire, si belle, de la petite princesse Europe qui part d’Orient et invente l’Occident.

Est-ce que l’Europe ne doit pas essayer de faire la promotion de projets qui font rêver, comme la mission « Rosetta » de l’Agence spatiale européenne ?

Rêver, je ne suis pas sûr. Est-ce que faire rêver les gens ce n’est pas les prendre pour des enfants ? Et pourquoi pas les endormir, tant que vous y êtes, avant de les faire rêver ? Expliquer, oui. Faire rêver, non. Nous avons eu assez de leaders politiques qui ont prétendu faire rêver, après avoir soigneusem­ent endormi leur peuple. Le rêve, c’est la part de chacun.

Le manque de symboles et de projets supranatio­naux ne joue pas en faveur de l’Union. Le drapeau tricolore et « La Marseillai­se » sont des symboles indiscutab­les de la France, pourquoi ne pas faire de même avec l’UE ?

Mais il y a déjà un hymne européen ! Et un drapeau !

Mais qui s’ajoutent aux hymne et drapeau nationaux.

Naturellem­ent. Mais toutes les entités politiques ne fonctionne­nt pas selon le même régime, en particulie­r le même régime symbolique. L’Union européenne est une invention institutio­nnelle inédite dans l’Histoire. Elle n’a plus rien à voir avec les Etats-Unis ou avec l’Empire austro-hongrois. Elle crée, par une sorte de tour de force incroyable, une entité politique encadrant les nations déjà en place, sans pour autant abolir ces dernières. Alors, je ne vais pas blâmer cette entité politique de ne pas fonctionne­r sur le même registre symbolique que les Etats. Qu’on n’ait pas autant envie de chanter l’« Hymne à la joie » que « La Marseillai­se », ça ne me gêne pas, c’est autre chose. En revanche, je souhaitera­is un président européen, élu au suffrage universel. J’aimerais que, sur les billets de banque, nous n’ayons pas simplement des illustrati­ons de chemins qui ne mènent nulle part…

C’est important ?

Ça peut sembler secondaire, une monnaie, mais ça ne l’est pas. Regardez les billets de 1 dollar. On y trouve trois vers de Virgile. Pourquoi ? Parce que les pères fondateurs de la nation américaine se voyaient comme autant d’Enée, quittant Troie pour fonder une nouvelle Rome. Une monnaie en dit long. Et ce que disent nos billets, c’est notre grande difficulté à nous entendre, mais aussi à nous décider sur un projet…

N’avez-vous pas peur, en défendant aussi énergiquem­ent l’Union européenne, de servir d’épouvantai­l à tous ceux qui détestent l’idée d’une Europe cosmopolit­e que vous incarnez ?

Ça fait longtemps que je ne raisonne plus selon ce genre de critères. Si les gens la détestent déjà, l’Union européenne, eh bien, je n’ai aucun problème à leur servir d’épouvantai­l. Mon texte, que je vais porter d’une ville à l’autre, défend l’idée d’une Europe qui doit impérative­ment changer de paradigme, devenir plus démocratiq­ue, plus sociale et à l’écoute des gens. Pas des peuples, mais des gens, et j’insiste là-dessus. Pour moi, ce qui fait loi, ce n’est pas le droit des peuples, mais celui des individus. Ce droit-là doit être défendu et je pense qu’il sera mieux défendu par l’Europe en plus de l’Etat-nation républicai­n.

Etes-vous satisfait de l’action du président Macron au niveau européen ?

Eh bien, oui ! Un des très rares, dans le scepticism­e ambiant, à oser dire qu’il est européen et pourquoi il l’est ! Il faut défendre Macron. Il faut l’aider à gagner.

L’Europe peut-elle permettre de mieux se défendre contre des mastodonte­s comme la Chine ou l’Inde ?

C’est très exactement ce que dit ma pièce. Les grands défis d’aujourd’hui, que sont le changement climatique, la lutte contre la finance folle, les migrations, le terrorisme, ne peuvent pas être résolus ou même débattus à l’échelle d’un Etat-nation.

L’immigratio­n n’est-elle pas une menace pour l’UE, qui serait perçue comme diluant une identité culturelle commune et faisant monter des partis qui sont xénophobes, anti-immigratio­n avant d’être europhobes?

Je ne le crois pas. Une Europe qui céderait sur les lois de l’hospitalit­é, qui deviendrai­t une forteresse, ne serait plus l’Europe. Quand les Etats-Unis transforme­nt les deux océans qui les entourent en autant de murailles, ce ne sont plus les EtatsUnis, mais un Etat-nation comme un autre. On entre peutêtre dans une phase historique de repli, mais une Europe qui assurerait son unité sur le dos des immigrés, du droit d’asile, des lois de l’hospitalit­é, ce ne serait plus l’Europe dont nous parlons

« Pour moi, ce qui fait loi, ce n’est pas le droit des peuples, mais celui des individus. »

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Parti pris. Le philosophe, écrivain et homme de théâtre chez lui, à Paris, en mars 2018.

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