Bouteflika en Abd el-Cadre, par Kamel Daoud
En descendant dans la rue, les Algériens entrent dans le cadre. A moins qu’ils n’en sortent…
Le 9 février, à Alger, dans la grande salle dite « la Coupole », un moment de révélation, voulu mystique : à la fin de longs discours cahotants, menés sous les bruits et dans le désordre par les apparatchiks du régime, on exhibe, sous les cris, le dernier portrait de Bouteflika. L’homme n’est plus incarné, depuis 2012, date de son dernier discours, que par de rares images de la télévision stalinienne de l’Etat. Mais, depuis une année, c’est une nouvelle religion qui a le vent, divin, en poupe : la religion du « cadre », comme disent les Algériens. Le portrait de Bouteflika, immobilisé par la maladie, rendu muet et invisible, est partout. L’art de Photoshop le fixe dans l’éternité d’un sourire à l’époque de son premier mandat. Depuis, il n’a pas vieilli, il est resté ainsi, main levée dans le geste de son salut auguste, semeur du bonheur étatique algérien. Sur la base de ce portrait accroché partout, on a donc peint des portraits à l’huile. Ce sont ces portraits que l’on présente aux tribus au sud, dans le Sahara, et qui doivent prêter allégeance en le regardant, ébaubies. C’est ce même portrait que l’on embrasse dans cette salle, que l’on salue (ministres, généraux, ambassadeurs, etc.) lors du défilé du 5 juillet, date de l’indépendance algérienne. A ce portrait on a tendu même le micro d’un journaliste (oui, des photos l’attestent), on a offert des présents, un cheval… C’est une variante, tout aussi fantastique que réelle, du portrait de Dorian Gray. « Si je demeurais toujours jeune et que le portrait vieillisse à ma place ! Je donnerais tout, tout pour qu’il en soit ainsi. Il n’est rien au monde que je ne donnerais. Je donnerais mon âme ! » C’est presque une pensée bouteflikienne.
Cet usage du portrait, triomphe de l’humiliation, de l’insulte et du surréalisme, devient le sujet de la moquerie nationale en Algérie. Le « cadre » donnera un jeu de mots : Abd el-Cadre, faux homonyme de l’illustre émir Abd elKader. Il résumera, dans son geste fou, le désir de la caste des décolonisateurs de fuir la mort, de ne jamais mourir, de se dérober au temps et à l’usure par ce figement fan- tasmé. Il est le raccourci violent de la vision qu’a le régime des populations de la « plèbe » : « On peut leur faire élire n’importe qui, mais aussi n’importe quoi, s’était écrié l’un des apparatchiks, un jour, dans un salon à Alger. Même un cheval ! » Caligula, façon locale. Le cadre est aussi la preuve de cette atteinte à l’ordre de la loi, de la légalité, de l’éthique : on tient tellement pour acquis le vote par le oui et le consentement du bon peuple que l’on peut lui présenter un portrait là où la loi exige l’incarnation, la présence physique. « Bouteflika n’a pas besoin de faire campagne pour cette présidentielle » , décidera l’actuel Premier ministre, Ahmed Ouyahia. Pis encore : de jeunes blogueurs, des facebookistes écopent de prison pour avoir photoshopé autrement le portrait du grand occulté. Ils sont de plus en plus nombreux derrière les verrous. Jusqu’au 22 février.
Ce jour, une digue fut brisée. La honte subie devint colère. Et, dans l’élan de l’inventivité, des jeunes scanderont des slogans mais s’afficheront avec de belles trouvailles : des cadres vides, comme des fenêtres brandies, donnant… sur la foule, les manifestants, la ville, le ciel. Le portrait sacré est renversé par le portrait du réel. Jamais on ne vit, de par le monde, une guerre ouverte, ainsi campée, entre portraits. Ceux du réel, ceux de l’homme irréel. Pour l’humour, les journaux d’opposition choisissaient, toujours, le dernier portrait de Bouteflika (malade, avachi, mourant dans sa lente éternité), ceux du régime optaient automatiquement pour les photos d’un président plus jeune. Immortalisé par l’entêtement. Qu’est-ce qu’une dictature ? C’est donc, comme dit dans d’autres chroniques, le selfie le plus ancien du monde. Un homme se veut éternel, oblige le pays entier à une reculade, trois pas en arrière, pour incarner l’arrière-plan heureux et reconnaissant du peuple. « Si on doit être gouverné par un cadre, autant que cela soit Monna Lisa » , brandissaient des jeunes lors des marches flamboyantes du 1er mars. Bouteflika est désormais un suaire. Mais celui d’un Judas
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Des blogueurs, des facebookistes écopent de prison pour avoir photoshopé autrement le portrait du grand occulté.