Le Point

Jeunes : « Mon vrai diplôme serait de vivre dans un pays libre »

La jeunesse algérienne est en première ligne de la contestati­on contre le pouvoir. Récit.

- DE NOTRE CORRESPOND­ANT EN ALGÉRIE, ADLÈNE MEDDI

Elle marche vite, slalomant entre les groupes d’étudiants massés devant la fac, laissant flotter son écharpe derrière elle, mais sans regret. Ce matin du 3 mars, la tension est à son comble. Quand Lamia, 25 ans, arrive à l’université de Mostaganem, à l’ouest du pays, des cen- taines d’étudiants sont déjà en marche dans plusieurs autres villes du pays. Comme tous les Algériens, les jeunes retiennent leur souffle et regardent le ciel où le ballet des hélicoptèr­es de la police dessine des rondes nerveuses, traquant de possibles lieux de rassemblem­ent.

Lamia n’avait jamais manifesté avant le 26 février. Ce jour-là, elle est partie à la fac la boule au ventre. « Toute la nuit, on a échangé, entre copines de fac, sur Internet. On avait peur de la réaction de la police, mais aussi de celles de nos parents, de l’administra­tion de la faculté. » C’est la raison pour laquelle la jeune fille nous a demandé de changer son prénom et de taire sa spécialité. Certaines de ses camarades craignent les représaill­es, on est en pleine période d’examens. « On peut nous saquer, ils se vengeront » , répètent-elles.

« Je ne suis pas une héroïne, mais je vois bien que ma vie s’assombrit face à ce système alors que je n’ai pas encore 30 ans. On me parle des diplômes, de la peur des enseignant­s et

de l’administra­tion revanchard­e, des policiers déguisés en agents de sécurité au sein de la fac pour nous ficher et nous arrêter, mais je suis déterminée. Mon vrai diplôme serait de vivre enfin dans un pays libre, poursuit la jeune fille. On voulait manifester contre le cinquième mandat de Bouteflika et tout le système mafieux qui a brisé nos projets, nos idéaux. »

A l’entrée de l’université, ce 26 février, les agents de sécurité fouillent les étudiants sans ménagement. Tout le monde y passe. Dans le sac à dos de Lamia, l’agent trouve un drapeau algérien, soigneusem­ent plié, acheté la veille, et une pancarte « Libérez mon Algérie ». « J’ai dit au gars : “Ce ne sont pas des bombes, OK ? ! ” » Les étudiants finissent par se réunir dans la cour de la fac et, avant de scander des slogans contre un cinquième mandat, ils restent tous, un moment, silencieux. « Nous tenions à observer une minute de silence pour nos martyrs, tous nos martyrs. »Ceuxdelagu­erredelibé­ration, qui inspirent aux manifestan­ts « le courage de se battre pour ses idéaux et se sacrifier, si jeunes ». Mais aussi ceux des années de terrorisme, dès 1992. « Nous avons tant lutté contre les monstres intégriste­s pour vivre dignes et libres, on ne peut rien lâcher. »

Hold-up. Lamiaparle­doucement, comme si elle était en train de revivre chaque minute. « Ensuite, ça s’est passé… Je ne sais pas, on a crié aussi fort qu’on pouvait, contre le système, le cinquième mandat, la fac qui ne nous laisse pas organiser des activités culturelle­s, la censure des médias, les atteintes aux libertés… Comme une libération. Autour de moi, mes camarades riaient, chantaient, drapeaux algériens déployés au-dessus de nos têtes… Nous étions pleins d’amour et de force. » Lamia raconte qu’elle s’est sentie exister, intensémen­t, et que quelque chose changeait dans les yeux de ces étudiants, ces « sans voix » jusqu’alors. « Il n’y avait plus de peur, on n’avait plus peur de rien, ni des agents de sécurité, ni du rectorat, ni de Ouyahia, ni de ses menaces de retomber dans la décennie noire. »

C’est là que le souffle de la jeunesse, sans aucun romantisme, a pris le pouvoir. Dans tout le pays, même les forces antiémeute­s ont dû reculer, devant la déferlante de ces centaines de milliers de jeunes. « Face aux policiers dans les stades, on était seuls. Aujourd’hui, face au pouvoir, on est tous là : les barbus, les familles, les étudiants, les riches, les pauvres, les gens d’Alger, ceux d’ailleurs… » La politique ne l’intéresse pas. Nadir ne le dit pas mais ce qu’il veut, ce sont juste des horizons de vie. Alors pour ce jeune homme de 25 ans, habillé de jaune et de noir, les couleurs de l’USMH, le club de football d’El-Harrach, il était impossible de rester là, à regarder l’Histoire passer sans y participer.

Pourtant, dans cette banlieue d’Alger de Baraki, où il habite – considérée comme un « territoire libéré » par les groupes islamistes armés –, les murs, les rues ou les récits familiaux sont tous marqués par les violences des années 1990. Mais les traumas dont il a hérité ne l’ont jamais empêché de participer aux affronteme­nts avec la police lors des matchs de foot, les stades ayant toujours été de véritables exu- toires à la colère des jeunes. Ce n’est pas un hasard si les supporteur­s de l’USMA, un des plus grands clubs d’Alger, ont écrit une chanson, « Casa d’El-Mouradia » (en référence au palais présidenti­el), détournant la célèbre série espagnole « Casa del papel », pour comparer le cinquième mandat à un hold-up. « Quand je perds ma puce de téléphone, j’ai peur d’aller au commissari­at pour faire une déclaratio­n de perte. Parce que la police nous considère, nous les jeunes, comme des ennemis. Alors que nous sommes majoritair­es dans ce pays ! », s’emporte Nadir.

Sur son mur Facebook, la veille de la grande manifestat­ion du 1er mars, le jeune photograph­e Redouane Chaïb écrit : « Demain, on marchera tous sur Mars », comme pour signifier le décalage entre cette génération du XXIe siècle et une classe dirigeante déphasée. Dépassée. En 2016, pourtant, voilà ce que le président du Sénat lisait au nom de Bouteflika : « L’Algérie d’aujourd’hui n’est plus celle des années 1990. Notre génération a la conviction d’avoir fait ce qu’il fallait faire, au moment où il fallait le faire et avec les moyens qui s’offraient à elle. Une autre génération, qui aura peut-être une vision différente de la nôtre, continuera, avec d’autres idées, d’autres moyens et d’autres manières, ce qui a été commencé par leurs aînés. » En 2012, Bouteflika, dans un de ses derniers discours, assurait que sa génération était arrivée à terme, que son « jardin était enfin mûr. »

Face à un « système qui ne gouverne que les vieux et les vieilles » , pour reprendre l’expression du sociologue Nacer Djabi, la jeunesse ne peut plus croire ses discours. Sur une des pancartes de la manifestat­ion du 1er mars, à Alger, on pouvait lire : « J’ai 30 ans : dix ans de terrorisme et vingt ans de Bouteflika. » Cette tragique arithmétiq­ue résume le vécu de millions d’Algériens, dont une écrasante majorité a moins de 30 ans.

« Quand ça a éclaté en

« On a peur. Mais on en a surtout marre que le monde entier se moque de nous. » Tahar, étudiant

 ??  ?? Colère. Sit-in organisé par les étudiants de la faculté de médecine d’Alger, le 26 février, dans l’enceinte de l’université. C’est parce qu’elle aime son pays que la jeunesse réclame le changement.
Colère. Sit-in organisé par les étudiants de la faculté de médecine d’Alger, le 26 février, dans l’enceinte de l’université. C’est parce qu’elle aime son pays que la jeunesse réclame le changement.
 ??  ?? Provocatio­n. A Alger, le 1er mars, un manifestan­t brandit un cadre, symbole d’un président n’existant plus qu’en portrait.
Provocatio­n. A Alger, le 1er mars, un manifestan­t brandit un cadre, symbole d’un président n’existant plus qu’en portrait.

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