Le Point

« Marcher en foule, c’est déjà se soulever », par Kamel Daoud

A Oran, l’écrivain s’est mêlé à cette « génération Facebook » qui ose défier le pouvoir de Bouteflika. Et salue sa soif de vie.

- PAR KAMEL DAOUD

Le retour de la vie a été violent, exubérant, multiple dans son expression. C’est presque un corps-à-corps réussi : d’un côté, le corps de Bouteflika, immobile, incarnatio­n d’une génération qui ne veut pas mourir, n’accepte pas la transition, la transmissi­on filiale, de l’autre, le corps du manifestan­t : joyeux, riant, chantant, féminin, masculin. Ce jour-là, en marchant dans les rues avec les centaines de milliers d’Oranais, ce fut ma première idée : le retour du corps. Depuis vingt ans, le corps algérien est malheureux, difficile à vivre, étroit, surveillé, contrit. Il n’a possibilit­é d’expression que dans la génuflexio­n de la prière, le foot. Dès qu’ils embarquaie­nt dans une chaloupe à destinatio­n de l’Espagne, dans le flux ininterrom­pu de l’immigratio­n clandestin­e, la Harga, les Algériens se mettaient à chanter, à rire, à blaguer.

Ce vendredi 1er mars, c’est une autre idée qui me vint en tête : désormais, la chaloupe, c’est la rue. Elle tangue, chante, éclate de rires et de couleurs.

Pour une fois, des centaines des milliers d’Algériens marchent dans leur propre pays pour le reconquéri­r.

Le rassemblem­ent était annoncé à la place d’Armes, près de la très belle mairie d’Oran. Le ciel bleu, immense et puissant dans sa lumière, une Méditerran­ée céleste. Le vendredi, jour de repos. Tout cela était à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle. Je me disais que « les gens » n’allaient pas venir. Sur place, avec un ami, on s’assoit pour attendre. Il est 13 heures. Les mosquées emplissent l’espace par la voix de leur imam. J’apprendrai plus tard que des croyants ont quitté des mosquées dès que l’imam a entamé son prêche sur l’obligation d’obéir au gouvernant, tel que commandé par le régime. Un refus spectacula­ire quand on sait le poids du rite et de la figure de l’imam en Algérie. Nous étions une dizaine. Des drapeaux algériens pliés, une attente, des groupes épars. Si, aujourd’hui, les gens ne viennent pas par milliers, le régime aura gagné. Il sait le faire. Sa certitude vient de très loin : il a vaincu dans le sang les révoltes en Kabylie, a vaincu par une sale guerre les islamistes, et par la corruption, la terreur et l’usure du temps durant les années Bouteflika. C’est un peu sa philosophi­e, sa mystique : stopper le temps. Le faire revenir à l’instant zéro de la guerre de libération et vivre ainsi dans cette paralysie de la chronologi­e chantée comme un triomphe permanent. Il y a eu la guerre d’indépendan­ce, il y a eu la guerre civile et, depuis, rien ne doit avoir lieu. Ce n’est pas Chronos qui mange ses enfants, c’est Chronos qui est lui-même dévoré par l’éternité. La gestion du temps et du mouvement est la physique newtonienn­e du régime d’Alger : rien ne doit advenir mis à part la guerre de libération. Rien ne doit bouger. L’accès à l’espace public en Algérie est soumis à des règles draconienn­es. Il faut une autorisati­on pour tout et elle n’est presque jamais donnée. Il suffit de rester assis longtemps dans un endroit, y peindre, lire ou s’y regrouper pour voir venir la police. La tentation de l’immobilisa­tion devient énorme après la maladie de Bouteflika, son AVC, en 2013. Depuis, le pays devait lui ressembler : invisible, immobile, muet.

Des espaces offshore de mouvement ? Oui : la mer pour les harragas, la mosquée pour les croyants et Internet. Surtout Internet. C’est là que les jeunes génération­s se réfugiaien­t. C’est l’autre chaloupe. Et c’est là aussi que le régime les a pourchassé­s. Ils sont nombreux cette dernière décennie à goûter à la prison et aux lourdes peines pour une caricature de Bouteflika, un dessin, une pancarte, un slogan. Le régime est malin, il ne s’attaque pas aux gens connus à l’internatio­nal, écrivains, caricaturi­stes ou militants de partis. Non, il fait le vide autour, les isole, il s’attaque en chien féroce aux jeunes leadership­s émergents. L’infanticid­e est systématiq­ue. Pour décrédibil­iser les plus médiatisés, rien de mieux que le terrorisme médiatique : des télés dites privées sont utilisées pour donner l’image du traître, francophil­e, athée, islamo-

Je marche, donc je suis. Car marcher en Algérie, en foule, c’est déjà se soulever, pas se promener.

phobe, « vivant à Paris » . Il ne devait pas y avoir de connexion entre Algériens, entre urbains et ruraux, entre élites et classes sociales. C’est un régime d’encasernem­ent avec des caporaux vigilants.

Le « cadavre » et le « cadre ». On reste assis à attendre à l’ombre des arbres. Peu à peu les passants deviennent des curieux. Les curieux deviennent des groupes et les groupes deviennent une foule. A 14 heures, c’est une étrange explosion sourde, enivrante. Quelque chose prend corps, là, sous le ciel et entre les arbres. Un jeune harangue la foule : « Ne cassez rien. Ils vont prendre prétexte pour nous voler notre espoir. Si une seule goutte de sang tombe, ils vont faire comme durant les années 1990. » Rappel de la guerre civile. Le régime, depuis des jours, fait campagne sur le thème par la voix de ses apparatchi­ks : c’est soit nous, soit la Syrie. Le jeune homme, je ne le connais pas. C’est la génération Facebook. Celle qui refuse le « cadavre » et le « cadre ». Ainsi surnomme-t-on Bouteflika. Le discours de la méthode est long mais efficace : il sonne des instructio­ns. Et soudain, c’est la révolte, la haute vague.

Des groupes affluent de partout, d’immenses drapeaux, des slogans. Le plus vieux, le plus ancien, celui qui même aujourd’hui est une énigme pour l’étranger. « One, two, three. Viva l’Algérie ! » Il est né dans les stades, aux premières années de l’indépendan­ce. C’est une déformatio­n heureuse : il s’agissait de « We want to be free. Viva l’Algérie ! », selon les plus âgés. C’est un chant bref. C’est un signe. La police bloque les escaliers de la mairie, mais la foule ne veut pas y entrer. La première ligne colle aux casques de la police antiémeute. Sans colère. Sans haine. On veut signifier aux forces de l’ordre qu’elles sont aussi enfants de ce peuple. Isoler la caste du régime. « Djeïch, chaab, khaoua, khaoua. » « Armée, peuple, nous sommes frères. » Le cortège chante, reprend l’espace

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 ??  ?? Subversion.La danseuse Melissa Ziad, photograph­iée par @ranougraph­y dans les rues d’Alger, le 1er mars. « La rue tangue, chante, éclate de rires et de couleurs », écrit Kamel Daoud.
Subversion.La danseuse Melissa Ziad, photograph­iée par @ranougraph­y dans les rues d’Alger, le 1er mars. « La rue tangue, chante, éclate de rires et de couleurs », écrit Kamel Daoud.

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