Entre cheikhs et chaloupes
Les Algériens ne sont condamnés ni à l’islamisme ni à l’exil. Une autre issue est aujourd’hui possible.
Les révolutions dites « arabes » sont-elles des fabriques de califats ? Aujourd’hui, on se pose la question au nord, au spectacle de l’Algérie qui a fait plier la dictature molle et malodorante de Bouteflika. D’un coup, on en revient à l’essentiel pour l’opinion du Nord : ce soulèvement va-t-il accoucher d’un califat, d’un grand flux migratoire ou d’une démocratie ? Questions légitimes mais mal posées. Car les islamistes sont les enfants des dictatures, pas des révolutions. Les dictateurs savent les nourrir, leur déléguer le réseau des mosquées, les télévisions, l’école, et les utilise pour faire peur : d’abord aux locaux et ensuite aux Occidentaux. Il n’y a pas de plus grands alliés stratégiques des dictatures que les islamistes. Et quand les premières tombent, les seconds disposent alors déjà de réseaux, circuits, prêcheurs… Ils n’ont plus qu’à cueillir les fruits. C’est l’une des raisons pour lesquelles ils sont toujours aux aguets, derrière les foules qui rêvent de liberté. Ainsi positionnés, ils voient les dos sur lesquels ils vont monter et les dos se courbent, croyant s’agenouiller devant un dieu invisible.
Les islamistes sont les enfants gâtés des régime durs et conservateurs, des monarchies, toujours. Leurs poupées gonflables, selon les vents du moment. Et, ensuite, si le régime veut renaître, il leur donne un moment le pouvoir, les cerne, les décapite et les emprisonne. Cela permet à la dictature de revenir sous la forme d’un salut et d’une victoire sur le chaos et la menace. Voir la Syrie, l’Egypte. C’est une histoire d’inceste entre deux grandes familles liées par le sang (des autres) et l’argent (du bon peuple). Voir l’Arabie saoudite ou le Qatar. Alors oui, il y a un risque. Car, en face, les progressistes sont pauvres, exilés souvent, enfermés dans leur tête ou dans leur pays, manquant d’absolus et de relais dans la société. Un progressiste dispose au mieux d’un passeport et d’un visa, un islamiste dispose de La Mecque entière, d’Ankara en soutien et de milliers de mosquées. Et pourtant ce sont les modernistes qui doivent gagner. Pour le salut de tous, justement.
La révolution produit des migrants ? Oui et non. Les chaloupes qui quittent l’Algérie pour l’Espagne n’ont jamais été aussi nombreuses que sous le règne zombie de Bouteflika. La révolution a mauvaise presse, car elle signifie suspension des frontières, des lois, des règles. Elle n’est pas rassurante, sauf sur l’avenir lointain parfois. Il faut se dire que si, par exemple, le Japon avait été gouverné par Bouteflika et Cie, il y aurait eu des migrants japonais au Danemark. Et que la Libye d’aujourd’hui, Kadhafi a eu quarante-deux ans pour la préparer à la prédation internationale et à celle de sa famille. La révolution est une conséquence, pas une cause des inquiétudes. Et pourtant, la refuser ou l’insulter, c’est seulement y surseoir. Et surseoir à la possibilité d’une solution fragile.
Au nord, le lustre des années 1970 du mot « révolution » s’efface aujourd’hui sous celui des infox et des déstabilisations des frontières. Dans l’esprit de beaucoup, faire la révolution ne rajeunit pas, mais fait vieillir parfois en une nuit. C’est nécessaire, dangereux, intense, mystérieux, éruptif et inexplicable. On découvre qu’une révolution n’est déjà plus un phénomène local, mais un inévitable effet domino qui part d’une capitale étrangère et aboutit à votre salle à manger ou à votre gazon. Le monde est devenu étroit. Cela fait peur, mais c’est l’immobilité qui doit faire encore plus peur.
Retour en Algérie : que va-t-il se passer ? On ne sait pas et c’est déjà un bon départ. Car, avant ce soulèvement, on savait, chaque matin, qu’il n’allait rien se passer et qu’on était en train de mourir, tous, avec Bouteflika au rythme de sa lente et détestable agonie. Celle qu’il imposa à ce pays. On savait tous qu’il fallait partir, vers le ciel en priant ou vers l’Europe en ramant, et qu’il ne fallait rien attendre. Maintenant qu’il a renoncé à un cinquième mandat, ce n’est plus le cas. Cela ne signifie pas que l’on va gagner, mais cela signifie qu’on ne perd pas totalement son temps. Entre cheikhs et chaloupes, il existe une très fragile possibilité de s’en sortir
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Le monde est devenu étroit. Cela fait peur, mais c’est l’immobilité qui doit faire encore plus peur.