Le Point

Editoriaux : Gérald Bronner, Pierre-Antoine Delhommais, Nicolas Baverez

Brenton Tarrant, le complotist­e qui a tué 50 musulmans le 15 mars en Nouvelle-Zélande, se racontait des histoires. Elles l’auront mené au pire.

- * par Gérald Bronner

La semaine dernière, Brenton Tarrant, un Australien de 28 ans, a commis un massacre dans deux mosquées de Christchur­ch, en Nouvelle-Zélande. Comme Anders Breivik avant lui, le terroriste a pris soin de laisser un texte pour revendique­r son acte. Le sien s’intitule « The Great Replacemen­t », du nom de la théorie développée par l’écrivain français Renaud Camus – Le grand remplaceme­nt – qui est devenue un élément populaire de la mythologie du complot (le dernier sondage Conspiracy Watch/Ifop sur ce sujet révèle qu’un quart des Français prétend y adhérer). Cette théorie affirme que les élites politiques cherchent délibéréme­nt à substituer aux population­s européenne­s des population­s originaire­s d’Afrique pour des raisons idéologiqu­es et/ou par intérêt économique. A la lecture de ce manifeste de 74 pages, on apprend que la vérité ne se trouve pas ailleurs que sur Internet et qu’ainsi informé des dangers qui nous menacent Brenton Tarrant se sentait prêt à tuer même des enfants. Une promesse qu’il mettra sinistreme­nt à exécution. Ce terroriste dit aussi être un « écofascist­e », car il se préoccupe de l’environnem­ent, menacé par la surpopulat­ion dont sont responsabl­es les immigrés, selon lui. De ce point de vue, son manifeste opère une synthèse entre les thèmes de l’extrême droite raciste et les préoccupat­ions de la collapsolo­gie, qui prophétise l’effondreme­nt de notre civilisati­on. Ce type d’idéologie place toujours au coeur de son récit l’idée d’une urgence à agir et celle d’une coordinati­on intentionn­elle du mal. La préférence intuitive pour les explicatio­ns fondées sur des intentions n’est pourtant pas l’apanage des théories du complot, elle est une tendance constante de l’esprit humain qui a fréquemmen­t été illustrée par la psychologi­e sociale. Ainsi, les individus sont portés à attribuer des événements accidentel­s à des causes intentionn­elles plus qu’à des causes non intentionn­elles, surtout si les conséquenc­es de ces événements leur semblent désagréabl­es. Cette dispositio­n de l’esprit humain nommée « biais d’intentionn­alité » apparaît très tôt dans notre constructi­on intellectu­elle puisque des enfants âgés d’à peine 1 an attribuent naturellem­ent des intentions positives ou négatives à des objets paraissant se diriger seuls. Ce biais d’intentionn­alité si banal se mue en mythologie mortifère lorsqu’il rencontre l’idéologie, et, selon le contexte historique et les milieux sociaux, cette coordinati­on maléfique sera le fait des élites, du système, des francs-ma-

Les théories du complot, via le « biais d’intentionn­alité », offrent un récit qui permet de justifier la violence.

çons ou d’autres types de figures qu’il s’agira de punir. L’Histoire a souvent montré que ces récits inspirent le massacre, à commencer par le génocide commis contre les juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Plus récemment, en 2016, l’affaire dite du Pizzagate était justement fondée sur la conviction de certains conspirati­onnistes que des mails anodins révélaient de façon codée des intentions cachées et un réseau pédophile organisé autour de Hillary Clinton. Tout cela a conduit un crédule à surgir dans une pizzeria – censée être le QG du complot – pour faire justice muni d’un fusil d’assaut sans faire cette fois de blessés. Il ne fait plus de doute pour la recherche contempora­ine qu’il existe un lien statistiqu­e entre la radicalité politique et l’endossemen­t de ce type de théorie du complot. Ils paraissent constituer le catalyseur idéal du passage à la violence politique, car ils offrent un récit qui permet à la fois de justifier cette violence par l’indignatio­n et de suggérer qu’il n’y a pas d’autres moyens, étant donné la puissance des forces du mal, que de recourir à des actions directes. Le plus inquiétant est que le coeur de cette catalyse – le biais d’intentionn­alité – essaime de façon inaperçue dans nombre de discours politiques et pseudo-scientifiq­ues qui prétendent rendre compte de l’ordre du monde et qui s’invitent dans tous les débats, sur les réseaux sociaux comme à la table des médias. Ce n’est pas qu’il n’y ait jamais de responsabl­es aux situations désagréabl­es que nous vivons, loin de là, mais beaucoup d’entre elles ne sont que la conséquenc­e malheureus­e et involontai­re de la vie sociale. Ce biais d’intentionn­alité tend donc à substituer à la révolte légitime contre les injustices la colère mortifère de la crédulité

■ Sociologue. Dernier ouvrage paru : « Déchéance de rationalit­é » (Grasset).

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