Carlo Strenger, l’homme qui rallumait les Lumières
Le psychologue et philosophe helvético-israélien, qui vient de mourir à 61 ans, était un ami du « Point ». Défenseur de la raison, il avait, disait Pascal Bruckner, « l’insatiable exigence du sens ». Ces extraits des chroniques qu’il nous a livrées en fon
«Mais qu’est-ce qui nous arrive, en Occident, avec la liberté ? » Chaque fois que nous entendions Carlo Strenger au téléphone, la question revenait dans sa bouche. La progression du politiquement correct, la dégradation de la situation des droits, les ravages de l’identitarisme ulcéraient notre ami de Tel-Aviv. Carlo Strenger est mort le 25 octobre. C’était un amoureux de la liberté ; il y en a de moins en moins. Avec sa calvitie monacale, son rire guttural et son joyeux appétit, il passait pour un cousin de notre cher Jean-François Revel. Psychologue et philosophe, spécialiste du terrorisme, figure de la gauche libérale, Strenger pensait avoir trouvé les racines du mal qui nous ronge. Il les a mises à nu dans un livre de combat, « Le mépris civilisé » (Belfond). Selon lui, l’idée de tolérance a été dévoyée dans les sociétés occidentales. De peur de paraître intolérants, nous nous interdisons désormais de critiquer les croyances contraires aux fondements de nos démocraties. La rationalité a déserté l’agora. Courage fuyons ! Carlo Strenger, lui, nous incitait à l’action. La liberté n’est jamais acquise. « Dans les ténèbres où nous errons, dans cette sorte de “lumbago existentiel” qui frappe l’individu occidental, Strenger maintient, telle une petite flamme, l’exigence insatiable du sens, confisqué par les fous de Dieu d’un côté, les croisés de l’épanouissement obligatoire de l’autre », écrivait Pascal Bruckner dans la préface de « La peur de l’insignifiance nous rend fous ». Pour continuer à mener le combat sans Carlo, voici quelques munitions extraites des chroniques qu’il a données au Point incriminées nuisent à autrui. En revanche, les dommages sont difficiles à estimer lorsqu’il s’agit de mensonges politiques ne constituant pas une diffamation vis-à-vis d’une personne. Je propose donc une autre analogie : les entreprises qui polluent sont elles aussi poursuivies en justice par la société. Or notre environnement n’est pas uniquement physique, il a également des composantes culturelles et politiques, qui subissent une pollution, une dégradation dues à des mensonges éhontés ; ces dégradations sont souvent aussi importantes que celles provoquées par la libération de substances toxiques dans l’air que nous respirons et l’eau que nous buvons.
Vit-on la fin de l’Occident ?
Pourquoi est-il donc autant question du déclin de l’Occident ? Cela s’explique, à mon avis, par les décennies régies par la doctrine du politiquement correct. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Occident est devenu victime de l’idée selon laquelle, pour expier ses péchés d’impérialisme et de colonialisme, il devait respecter toutes les cultures à égalité. Sur l’échiquier politique, la gauche, en particulier, s’en est prise à tous ceux qui critiquaient les autres cultures en leur reprochant d’incarner de façon inacceptable un eurocentrisme raciste.
S’il fallait certainement, depuis le génocide perpétré par la Belgique au Congo jusqu’aux horreurs de l’esclavage aux Etats-Unis, que l’Occident se fasse pardonner certains aspects honteux de son passé, le politiquement correct a eu une conséquence fatidique : dans de nombreuses universités occidentales, depuis les années 1960, les sciences humaines et sociales ont formé des générations d’étudiants à critiquer tout d’abord la tradition occidentale – à la déconstruire, pour utiliser un des termes à la mode de la théorie postmoderne – sans même vraiment connaître ses principales oeuvres ni les valeurs essentielles de l’Occident qu’elle véhiculait.
La philosophie des Lumières, en particulier, qui est le fondement de la modernité occidentale, a été considérée comme totalement dépassée : la tentative de libérer l’indi
vidu de la contrainte religieuse et politique incarnée par ce mouvement n’a plus été appréciée à sa juste valeur ni, d’ailleurs, ses exigences en faveur d’une validation empirique et rationnelle de certaines allégations factuelles. Mais, par-dessus tout, des générations d’étudiants n’ont plus su que c’est la tradition européenne des Lumières, dans laquelle toutes les croyances et toutes les assertions peuvent être critiquées, qui a précisément permis à l’Occident de condamner ses vieux péchés de racisme, de colonialisme et d’impérialisme, de s’amender et de poser le cadre des droits humains universels après la Seconde Guerre mondiale.
Libéraux, sortez de votre zone de confort !
Les partis modérés, qu’ils soient de gauche, de droite ou du centre, et qui sont attachés à un discours rationnel et civilisé, doivent regarder en face la souffrance, la frustration et le ressentiment de ceux qui se sentent exclus. Ce n’est que lorsque ces partis se seront libérés des chaînes du politiquement correct et qu’ils arriveront à aborder ouvertement les questions qui fâchent qu’ils pourront regagner la confiance de citoyens qui pourraient penser, sinon, que seuls les populistes sont à l’écoute de leurs préoccupations. L’immigration est un bon exemple à cet égard. Les partisans de la gauche sont souvent persuadés que l’idée de devoir limiter l’immigration est synonyme de racisme et de xénophobie. Or il faut bien comprendre que le multiculturalisme a ses limites et que les sociétés ont besoin d’un plus petit dénominateur culturel commun pour pouvoir fonctionner sur le plan social et politique. Les pays ont le droit – et le devoir ! – de s’interroger sur le nombre de migrants qu’ils peuvent intégrer dans leur société et leur économie, mais aussi sur la diversité culturelle que leur société peut contenir. Il n’y a rien d’illégitime à se demander dans quelle mesure des immigrants qui rejettent les principes fondamentaux d’une société démocratique libérale, comme l’égalité entre les sexes, peuvent s’intégrer à ces démocraties. Or ces questions ne sont pas forcément nourries de racisme ou d’islamophobie ; elles représentent au contraire la condition préalable au maintien de politiques de l’immigration durables et qui ne menacent pas la cohésion sociale et politique. Les élites intellectuelles et les tenants du libéralisme doivent sortir de leur tour d’ivoire et de leur zone de confort pour entendre, directement et dans le respect d’autrui, les malheurs de leurs opposants. Ce n’est qu’en montrant que les questions difficiles peuvent être abordées de façon rationnelle et dans le respect des droits humains qu’on pourra contrer le leurre du populisme et défendre l’avenir de la démocratie libérale
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Traduit de l’anglais par Anne Collas.