Le Point

Le vin et ses pierres, par Kamel Daoud

A l’image des grands crus et des vieilles caves abandonnée­s de l’Oranie, le vin algérien s’est transmué en légendes, mémoire, nostalgie.

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Le ciel est bleu, profondéme­nt, froid. Des points noirs, infinitési­maux, suggèrent des ailes, des migrations aériennes. Au centre du village, une façade haute, verdâtre à cause des moisissure­s, crénelée, fissurée, si vieille qu’elle a les traits d’un visage grotesque avec le portail large comme un cri muet; les fenêtres donnent vertigineu­sement sur le ciel. Un curieux effet Potemkine : la façade ne cache presque rien, des arbres juste derrière, des arbustes, des ordures. Les fenêtres servent aux buissons aussi. En haut, un nom : cave Julien. Une année y est inscrite sur la pierre : 1956. Le chiffre est une météorite tombée d’un calendrier inconnu, échappée d’un cycle de récoltes ou d’inaugurati­ons. C’est tout ce qui reste d’une famille, anonyme désormais. Un nom dans le faux ciel du fronton.

En Algérie, les vieilles caves n’existent presque pas. Le vin ancien est mort, il est devenu clandestin, souterrain, à cause des interdits religieux, le cru est fantomatiq­ue.

Il faut savoir que les vignes ont été arrachées, souvent, durant les années 1980.

Puis replantées ces dernières décennies.

Entre conservati­sme, nationalis­me et guerre mémorielle, le pays ne sait plus s’il faut boire, se cacher pour boire ou pourchasse­r les buveurs. Les vignobles sont intimement liés à l’histoire coloniale et les pieds sont, parfois, arrachés comme on arrache un souvenir. Des terres rouges et stériles rappellent ces cycles de déboisemen­ts, de fièvres patriotiqu­es lorsque l’Etat socialiste a décidé de « décolonise­r », encore une fois, par l’arrachage des vignobles.

Ce mouvement se poursuit aujourd’hui, mais autrement : si la vigne est un symbole, le palmier, pour les conservate­urs religieux et les radicaux de l’identité arabe, en est un autre. On en plantera partout, des palmiers. On en voit, depuis des décennies, qui « remontent », en caravanes échevelées, les routes et les villages, encerclent les places publiques, s’érigent comme assesseurs de l’identité sourcilleu­se. Le palmier est «arabe», il fait écho à l’épopée désertique de la religion du pays, née dans la péninsule Arabique, provoque les imaginaire­s nostalgiqu­es, les élans de la foi fétichiste. On en plante, comme une affirmatio­n, partout. Le contraire du palmier, c’est donc la vigne. C’est ce qu’on a décidé selon le récit d’une histoire binaire dans le temple de la décolonisa­tion. La vigne est liée à une blessure ? Le palmier l’est à une divinité.

Les caves sont une fascinatio­n en Algérie : vieilles, détruites, abandonnée­s, persistant­es comme des mausolées déclassés. Elles servent à cacher les buveurs ou à jeter des ordures. Si on les fixe longuement, elles finissent par ressembler à des couverture­s de livre dont il ne reste rien que le titre et l’année de publicatio­n. Cave Julien, 1956. Roman familial. Quels vins ont éclos ici dans ce village que je parcours? Des légendes sont nées. Celle d’un villageois subitement riche qui a découvert des caves fermées, bouteilles rangées, si anciennes. Il les aurait exportées, litre par litre, contre une fortune en France. Et pour les buveurs qui s’y cachent ? On enfouit les bouteilles dans la terre des champs pour les dérober aux yeux des gendarmes possibles. Le revendeur va alors de groupe en groupe, propose sa carte puis revient déterrer les bouteilles selon les commandes. La ruse face à la loi de la prohibitio­n.

Les caves sont la profondeur niée, refusée. Etrange croisement : les murs ne donnent sur rien, mais donnent sur la mémoire désavouée. C’est le mur dressé, fragile et persistant, entre le souvenir et le présent. Détritus, bouteilles vides, cadavres d’animaux, machines aux usages inconnus désormais. C’est l’endroit de l’oubli désiré. De l’insonorisa­tion du souvenir possible. Le vin algérien est désormais un vieux mythe. On en produit encore quelques bons crus, des amis y mènent l’épopée de la résistance et de la fabricatio­n, mais l’essentiel se boit en mémoire, la dégustatio­n est à moitié tombale

Entre conservati­sme et guerre mémorielle, le pays ne sait plus s’il faut boire, se cacher pour boire ou pourchasse­r les buveurs.

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