Le Point

Ce protection­nisme intellectu­el qui plombe la France

Dommage que des inventions de l’anglosphèr­e notre pays ne retienne que les plus futiles, comme Halloween, au détriment des plus fertiles, telles les thérapies comporteme­ntales et cognitives.

- Par Laetitia Strauch-Bonart

L’annulation de la conférence de la philosophe Sylviane Agacinski à l’université de Bordeaux, sur le thème de « L’être humain à l’époque de sa reproducti­bilité technique », n’est hélas pas un cas isolé : cette année, plusieurs événements ont subi ou frôlé la censure. En mars, la représenta­tion de la pièce « Les suppliante­s », d’Eschyle, était annulée à la Sorbonne, avant d’être finalement reprogramm­ée. Un mois plus tard, une conférence d’Alain Finkielkra­ut à Sciences po échappait de justesse au couperet. Plus récemment, une formation consacrée aux « Signaux de radicalisa­tion » était annulée par l’université Paris-I. Chaque fois, la manoeuvre est la même : des associatio­ns, souvent étudiantes, s’en prennent à des personnali­tés ou à des projets supposémen­t réactionna­ires, accusés de nuire à un groupe défini par son identité – le genre, l’orientatio­n sexuelle, l’origine ethnique ou encore la religion. Selon les cas, les université­s, apeurées ou téméraires, obtempèren­t au désir de la foule ou l’ignorent.

Il est évident que cette pratique menace la liberté d’expression. Mais un autre fait saute aux yeux : elle est un pur produit du monde anglophone. Aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, cela fait des années que des étudiants militants pratiquent le noplatform­ing, qu’on pourrait traduire par « interdicti­on de tribune ». Or ce n’est pas là le seul produit d’importatio­n qu’on nous inflige : il est frappant de voir à quel point la France est capable de faire entrer chez elle les inventions de l’anglosphèr­e les plus insignifia­ntes, les plus inutiles, voire les plus dangereuse­s, tout en délaissant les meilleures. Pourquoi fêter Halloween, dont les racines sont celtes? Pourquoi s’infliger chaque année la potion amère du classement de Shanghai, alors qu’il privilégie essentiell­ement les université­s de grande taille ? Pourquoi se prosterner devant Jeff Koons et ses tulipes ? Parfois même, il faut attendre qu’une invention française soit appréciée dans le monde entier pour que nous la remarquion­s : on pense à l’excellente comédie musicale « Les misérables », qui fut boudée par les Français avant de devenir l’un des spectacles les plus adulés de Londres puis de Broadway, et d’être redécouver­te par son pays d’origine.

Inversemen­t, nous nous barricadon­s face aux influences les plus fertiles issues de l’anglosphèr­e. Notre monde intellectu­el est protection­niste : à côté de la minorité de chercheurs français, au demeurant excellents, qui publient – en anglais – dans les grandes revues universita­ires, la majorité, d’ailleurs la plus médiatique et concentrée dans les sciences sociales, ne s’aventure pas hors de l’Hexagone, ce qui signifie qu’elle ne soumet ses travaux qu’à une toute petite portion de la communauté scientifiq­ue mondiale. Dans un autre registre, cela fait des décennies que l’importance de la psychanaly­se, en France, empêche le développem­ent des thérapies comporteme­ntales et cognitives, d’origine anglo-saxonne. Non que celles-ci soient forcément meilleures, mais n’est-il pas utile pour un patient d’avoir le choix ?

Si l’on y réfléchit, il n’y a pas de contradict­ion entre l’importatio­n hasardeuse et la surprotect­ion des frontières : toutes deux procèdent du même état d’esprit, une absence de confiance en soi flagrante. La France doute tant d’elle-même que tantôt elle craint de se mesurer aux idées et pratiques étrangères, tantôt elle ouvre en grand portes et fenêtres. Il est urgent d’apprendre à faire le contraire et, quand il s’agit de l’étranger, troquer les idées à la mode contre celles qui ont vraiment de la valeur

Importatio­n hasardeuse et surprotect­ion des frontières procèdent d’une absence de confiance en soi flagrante.

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