Le Point

L’électrocho­c libra

Facebook est allé trop loin en lançant sa monnaie privée. Aux Etats de préparer leur riposte.

- Par Nicolas Baverez

Le libra, projet de monnaie virtuelle promu par Facebook, est le symbole du renverseme­nt du rapport de force dans le secteur numérique à l’avantage des Etats. Le contrôle étatique a toujoursét­élanormeen­ChineetenR­ussie,oùlesgéant­stechnolog­iques sont les bras armés numériques du capitalism­e totalitair­e de Pékin ou de la démocratur­e moscovite. Il en allait autrement dans le monde démocratiq­ue, où l’industrie numérique s’est construite autour d’un rêve libertaire excluant toute régulation publique. Puis le développem­ent du numérique en dehors du droit a tourné au cauchemar entre les mains monopolist­iques des Gafam.

Facebook, qui accumule les défaillanc­es dans la protection des données des utilisateu­rs de ses messagerie­s, incarne cette Silicon Valley déréglée. Comble du cynisme, Mark Zuckerberg a appelé à l’interventi­on des gouverneme­nts au moment même où, avec le libra, il attaquait frontaleme­nt le secteur financier, les banques centrales et les Etats puisque l’émission de monnaie constituai­t jusqu’alors un privilège régalien. Il est allé cette fois trop loin. Son ambition n’est rien d’autre que de créer une monnaie privée mondiale. Adossé au réseau des 2,7 milliards d’utilisateu­rs des messagerie­s opérées par Facebook, le libra entend ouvrir l’accès aux services de paiement, de transfert puis de placement financier à 1,7 milliard d’adultes exclus du système bancaire traditionn­el. Il se distingue ainsi des cryptomonn­aies – le bitcoin ne mobilise que 30 millions de personnes autour d’un marché d’environ 200 milliards de dollars – par sa taille, par sa nature d’actif stable et non spéculatif, par la gestion de la chaîne de bloc au sein d’une organisati­on centralisé­e, fermée et opaque.

Le moment choisi paraissait idéal. L’impopulari­té des banques reste à son zénith depuis le krach de 2008. Les Etats sont surendetté­s et les banques centrales de plus en plus contestées dans leur indépendan­ce comme dans leur stratégie d’expansion monétaire à tout prix. Les régulateur­s sont nombreux et divisés face à un objet non identifié, à la fois moyen de paiement, monnaie, instrument de change et actif financier. Enfin, l’innovation financière est stratégiqu­e dans la guerre technologi­que engagée par les Etats-Unis contre la Chine. Mais rien n’a fonctionné comme prévu. Le libra a provoqué ce que les Gafam avaient toujours réussi à éviter : une révolte coordonnée des dirigeants politiques et des régulateur­s mondiaux, et ce en raison des risques du projet en termes de concurrenc­e, de sécurité, de liberté et de souveraine­té, que Facebook a sciemment minimisés.

Le libra présente des difficulté­s majeures. Conçu pour la facilité et le faible coût de son usage par les consommate­urs, il crée un monopole privé des paiements numériques mondiaux et laisse à Facebook les mains libres pour collecter et exploiter les données hautement sensibles sur les paiements qui ne seront pas couvertes par la confidenti­alité. Le système n’offre aucune garantie contre la fraude, les opérations de blanchimen­t ou le financemen­t du terrorisme, et s’inscrit en apesanteur par rapport à la fiscalité des Etats. Son développem­ent entraînera mécaniquem­ent la hausse du change et la baisse des taux d’intérêt pour les devises qui lui servent de référence. Cette monnaie virtuelle mondiale, placée hors de portée de l’autorité des banques centrales et des régulateur­s, à l’exception des Etats-Unis et de la Suisse, où doit être située la fondation chargée d’en garantir la stabilité, constitue enfin un défi sans précédent pour la souveraine­té des Etats, particuliè­rement ceux dont la monnaie est faible.

Le libra ne verra pas le jour dans sa version originelle. Il bute en effet sur ce qui constitue le fondement ultime de la monnaie : la confiance. Plus encore que les banques centrales ou les institutio­ns financière­s, Facebook n’a cessé d’apporter la preuve de son manque de responsabi­lité, d’éthique et de respect de ses utilisateu­rs. Or, sans confiance, il n’est pas de monnaie soutenable.

Le libra a joué un rôle d’électrocho­c. Aux Etats-Unis, plusieurs candidats démocrates – dont Elizabeth Warren – ont placé au coeur de leur programme le démantèlem­ent des Gafam. Les régulateur­s sont passés de l’apathie à l’activisme, sous la forme d’investigat­ions simultanée­s du départemen­t de la Justice, de la Commission fédérale du commerce, du Congrès et des procureurs de 47 Etats. En Europe, l’Allemagne, la France et l’Italie ont interdit le libra sur leur territoire. Le libra est symbolique de l’entrée en force des Gafam dans les politiques et l’espace publics, où la disruption porte aussi sur les modes de régulation. La réaction des Etats ne peut se limiter à l’interdicti­on, et ce d’autant que la Chine, qui a interdit en 2017 les monnaies numériques, accélère son projet de cryptoyuan sous le contrôle de sa banque centrale et en lien avec Alibaba et Tencent. La Russie travaille à la création d’un cryptoroub­le.

L’Union européenne doit donc mettre en place une stratégie mêlant un investisse­ment massif dans les infrastruc­tures de 5G et l’industrie numérique, favorisé par les taux d’intérêt négatifs, ainsi qu’un contrôle renforcé sur les Gafam au titre de la concurrenc­e et de la protection des données personnell­es. Parallèlem­ent, il revient à Christine Lagarde, à l’occasion de la révision de la stratégie monétaire de la BCE, de proposer le lancement d’un crypto-euro, instrument de souveraine­té déterminan­t. L’Europe ne peut plus se cantonner à la régulation et à l’éthique du numérique ; elle doit en devenir un acteur à part entière

Facebook a accumulé les défaillanc­es. Or, sans confiance, il n’est pas de monnaie soutenable.

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