Le Point

Cinéma (« J’accuse ») : rencontre avec Roman Polanski

« Penser que je me compare à Dreyfus, c’est idiot. »

- PROPOS RECUEILLIS PAR FLORENCE COLOMBANI ET PHILIPPE GUEDJ

«Regardez ça ! » Roman Polanski brandit son iPhone. Et de faire défiler les photos des essais de costumes de son « J’accuse », une évocation magistrale de l’affaire Dreyfus racontée sous la forme d’un thriller haletant. Jean Dujardin, Grégory Gadebois, Louis Garrel défilent sur l’écran. Le cinéaste est heureux. A 86 ans, après des années de recherches et de reconstitu­tions minutieuse­s, il est toujours aussi passionné par le sujet de l’affaire qui déchira la France à partir de 1895. Son film a été récompensé à la dernière Mostra de Venise par un lion d’argent. « Et aussi, ne l’oubliez pas, le prix de la Critique, un prix que j’avais déjà reçu pour mon tout premier film, “Le couteau dans l’eau”», se réjouit-il.

L’homme a eu mille vies : rescapé de la Shoah, enfant prodige du cinéma polonais passé à l’Ouest et devenu la coqueluche du nouvel Hollywood, protagonis­te involontai­re d’une épouvantab­le affaire criminelle – l’assassinat de sa femme, Sharon Tate, et de quatre autres personnes à son domicile de Los Angeles, en 1969. Et puis il y a l’accusation de viol d’une Américaine de 13 ans qui, en 1977, l’envoie en prison pendant quarante-deux jours. Le juge menaçant de revenir sur la négociatio­n de la peine et de le condamner plus sévèrement, Polanski quitte les Etats-Unis. C’est le début de sa propre « affaire », qui l’empêche aujourd’hui de quitter le sol français (la France n’extradie pas ses citoyens), et dont il précise avant l’entretien qu’il ne parlera pas. Disert, plaisantan­t volontiers, Polanski reste donc sur ses gardes lorsque la conversati­on touche à des sujets trop proches de sa propre vie. Avec laquelle « J’accuse » multiplie les échos. Ne nous confiait-il pas, en 2016 (cf. « Le Point » n°2275) : « Ma destinée est moins tragique : vous noterez qu’on ne m’a pas envoyé sur l’île du Diable » ?

Le Point: «J’accuse» vient-il vraiment d’un film de 1937, «La vie d’Emile Zola», de William Dieterle, que vous avez vu à 14 ans? Roman Polanski:

Je l’ai vu à 14 ans, c’est vrai, mais ce n’est pas nécessaire­ment une histoire qui déclenche l’envie de faire un film. Souvent, c’est juste une image ou une idée. Un jour, j’étais avec un ami au sommet d’une montagne en Autriche, au crépuscule… Nous étions seuls, émerveillé­s par le panorama, et je

lui ai dit : « Je dois faire un film dans cette atmosphère ■ et ce sera un film de vampires. » De cette image est né « Le bal des vampires » (1967). J’ai tout oublié du film sur Emile Zola, sauf une image: la dégradatio­n de Dreyfus, l’humiliatio­n publique de ce jeune officier. Ça me revenait de temps en temps en tête. Après « Ghost Writer » (2010), l’écrivain Robert Harris et moi cherchions un autre sujet, un thème important.

Ce grand thème que vous cherchiez, c’est la montée de l’antisémiti­sme?

La montée de l’antisémiti­sme et l’arrogance des institutio­ns. Car, si on revient au début de cette affaire, Dreyfus n’était pas piégé, c’était tout simplement une erreur. Et une institutio­n comme l’armée ne peut pas admettre avoir fait une erreur. Comme pour la presse : si votre journal publiait une bêtise à mon sujet, et si j’envoyais une lettre pour la rectifier, elle ne serait pas forcément publiée, ou alors à côté d’un article expliquant pourquoi j’ai tort. On ne peut pas gagner contre les médias aujourd’hui, de même qu’on ne peut pas gagner contre l’armée, l’Eglise ou l’Etat.

En même temps, c’est la presse qui – grâce au «J’accuse» de Zola publié dans «L’Aurore» en 1898 – permet à l’affaire d’éclater!

Ce n’est pas la presse, c’est la France qui permet la résolution de l’affaire. C’est remarquabl­e, c’est tout à l’honneur du pays. Comment ça se termine ? Par la réhabilita­tion.

C’est ça qui est important. Malgré le fait que l’antisémiti­sme était virulent à cette époque, la justice a prévalu.

Vous portez ce projet depuis sept ans: le chemin a été ardu!

On s’est rendu compte au bout d’un long chemin d’écriture qu’on n’y arrivait pas. Notre récit adoptait le point de vue de Dreyfus, coincé pendant quatre ans sur un rocher. A part sa souffrance, que pouvait-il raconter ? Alors qu’à Paris l’enquête continuait, il y avait des personnage­s fascinants, des péripéties, des duels… Il fallait donc changer d’angle. Dans ce genre de film, il est important d’épouser le point de vue d’un personnage. Robert Harris a eu l’idée de choisir Picquart [chef des services secrets, qui se rend compte le premier de l’innocence de Dreyfus, NDLR]. Puisque Picquart mène l’enquête, l’histoire devient un thriller. Mais, puisqu’on avait besoin de gagner notre vie, on s’est mis « en veille». J’ai réalisé «La Vénus à la fourrure» (2013) pendant que Robert écrivait son roman sur l’affaire, « An Officer and a Spy » (paru en France sous le titre «D.»), devenu un best-seller aux Etats-Unis, en Angleterre, en Allemagne… Nous n’avions plus qu’à ramener ces 600 pages à deux heures de film.

Est-ce la présence à l’affiche de Jean Dujardin qui a permis de monter le film?

Oui. Heureuseme­nt, car je n’aurais pas voulu voir ces généraux parler anglais. Or souvent c’est la seule façon de monter un film. A la sortie de « Brice de Nice » (2005), je disais que c’était le meilleur film de l’année, et je le pense toujours! Jean est un excellent acteur, intelligen­t, discipliné, sérieux. Je lui ai demandé de travailler le texte, la façon de parler de l’époque, de perdre du poids. J’aurais bien aimé avoir ce genre de rapports avec tous les acteurs que j’ai employés.

Votre film se passe à l’époque de la naissance du cinéma…

Je n’y ai pas tellement pensé. Ce qui m’a intéressé, c’est le début de certaines méthodes d’enquête policière, par exemple l’usage de la photo. L’appareil Kodak venait de sortir. D’ailleurs, nous disposons de photos de tous les protagonis­tes de l’histoire, ce qui m’a permis de chercher au maximum la ressemblan­ce des interprète­s. [Il sort son téléphone, montre des photos du véritable Henry – l’homme qui a fabriqué des faux pour accabler Dreyfus –, qui ressemble de façon frappante à son interprète, Grégory Gadebois, NDLR.] C’est rare de disposer d’une telle richesse de faits.

Avez-vous senti une émotion particuliè­re sur le tournage?

Oui, parfois. Pour la scène de l’autodafé, par exemple. La nuit, à Paris, un bûcher de livres de Zola et de L’Aurore ! Il y avait une émotion supplément­aire. La minutie de la recherche permet aussi que toute l’équipe soit très impliquée. Ça crée une émulation.

Quand vous avez tourné cette scène, deux jours avant, en marge d’une manifestat­ion des gilets jaunes, le mot «Juden» avait été tagué sur un magasin Bagelstein. Dans votre esprit, il y avait sans doute pas mal de colère…

Avec l’âge, on devient plus cool. C’est pour ça qu’on enrôle, à l’armée, des gens de 16, 18 ans, pas seulement parce qu’ils sont physiqueme­nt plus aptes, mais parce que c’est ainsi que se développe le cerveau humain. Il y a un âge où la réaction domine la réflexion. Chez moi, aujourd’hui, il y a moins de rage.

Vous avez survécu à la liquidatio­n du ghetto de Cracovie, vous avez été un enfant caché dans la campagne polonaise. A ce titre, vous avez parlé de votre expérience en public au Mémorial de la Shoah. Vous avez aussi confié votre récit filmé à la Fondation de Steven Spielberg. Vous croyez au pouvoir du témoignage?

Que nous reste-t-il d’autre face à ceux qui nient les faits, la réalité historique ? Je le fais, mais franchemen­t je me pose des questions. Mon père avait passé plusieurs années dans le camp de concentrat­ion de Mauthausen et ma mère est morte à Auschwitz. Mon père me disait : « Attends cinquante ans, tu verras, tout ça va revenir. » A l’époque, je le croyais complèteme­nt dingue ! Aujourd’hui, je vois bien qu’il ne l’était pas.

« On ne peut pas gagner contre les médias aujourd’hui, de même qu’on ne peut pas gagner contre l’armée, l’Eglise ou l’Etat. » Roman Polanski

Face à l’antisémiti­sme qui s’exprime aujourd’hui dans la société, espérez-vous, avec «J’accuse», aider à une prise de conscience?

Aider? Peut-être, un peu. Que faire d’autre? Ce que j’observe de plus en plus, c’est la futilité de nos actions. Un événement banal peut changer entièremen­t le destin du monde. C’est le fameux battement d’ailes du papillon. Je me souviens, sur le tournage de « Tess » (1978), mon assistant a couru vers moi en criant : « Ils ont élu un pape polonais ! » Il m’a fallu très longtemps pour y croire. A cette époque, un pape polonais, c’était sidérant. Et ça a eu des conséquenc­es gigantesqu­es.

Dans votre cinéma, du «Locataire» à «J’accuse», Paris est une ville hostile. Quelle est votre relation avec cette ville, où vous vivez depuis quarante ans?

Je suis né ici. Mes parents sont rentrés en Pologne quand j’avais 3ans et quand j’en ai eu 6 la guerre a éclaté. Paris est resté mythique pour moi. Le rêve de revenir ici et de voir à quoi ça ressemble s’est réalisé tôt par rapport à mon entourage, car dans la Pologne communiste les frontières étaient hermétique­s. Mais à un moment on a commencé à laisser sortir ceux qui avaient de la famille à l’Ouest. J’avais ma soeur à Paris; à la sortie d’Auschwitz, elle était venue directemen­t en France. Je garderai toujours des images de ces premiers jours ici, rue de Charonne. Ce sont les moments parmi les plus heureux de ma vie.

Votre film sort alors que Tariq Ramadan se défend en parlant d’«affaire Dreyfus» montée contre lui ou encore que Daniel Schneiderm­ann, sur le site d’«Arrêt sur images», écrit: «Je me mets à la place d’un musulman en France, comment peut-il recevoir ces signes de défiance d’une autre manière que les juifs lors de l’affaire Dreyfus.»

Ils auront du mal à trouver aujourd’hui des caricature­s de musulmans comparable­s à ce qu’on publiait sur les juifs dans les journaux de l’époque, comme La Libre Parole d’Edouard Drumont. Ce sont celles qu’on a réutilisée­s en 1940. C’est absurde de chercher des ressemblan­ces, ce n’est pas comparable.

Dans le dossier de presse de «J’accuse», Pascal Bruckner vous interroge sur le parallèle entre Dreyfus et vous…

Il y a dans le destin de Dreyfus certains aspects que je connais. Mais si on pense que je me compare à lui, je n’ai même pas envie d’en discuter, c’est complèteme­nt idiot ! Ce n’est pas nouveau que la presse raconte n’importe quoi à mon sujet, ça a démarré avec la tragédie que j’ai vécue à Los Angeles [la mort de Sharon Tate, NDLR]. Je sais avec quelle facilité la presse se précipite sur un événement qu’elle peut exploiter. On l’a vu il y a quelques jours [avec l’arrestatio­n d’un homme pris par erreur pour Xavier Dupont de Ligonnès, NDLR].

Avez-vous vu «Once Upon a Time in Hollywood», le film de Quentin Tarantino qui vous met en scène avec Sharon Tate?

Non. Tarantino ne m’a pas contacté pour me demander mon autorisati­on, mais je ne lui en veux pas.

Dans «J’accuse», Picquart présente ses excuses à sa maîtresse, jouée par votre femme, Emmanuelle Seigner, car elle subit des dommages collatérau­x. On ne peut s’empêcher d’y voir une résonance personnell­e…

C’est en effet personnel, très personnel. Emmanuelle a vécu des choses très dures à cause de moi

 ??  ??
 ??  ?? Tête d’affiche.
Jean Dujardin, qui incarne le lieutenant­colonel Marie-Georges Picquart, face au réalisateu­r Roman Polanski.
Tête d’affiche. Jean Dujardin, qui incarne le lieutenant­colonel Marie-Georges Picquart, face au réalisateu­r Roman Polanski.
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Action. Roman Polanski dirige Michel Vuillermoz sur le tournage de « J’accuse ».
Action. Roman Polanski dirige Michel Vuillermoz sur le tournage de « J’accuse ».

Newspapers in French

Newspapers from France