Le Point

Tom Holland : pourquoi le christiani­sme nous imprègne toujours

Dans « Les chrétiens » (Saint-Simon), l’historien britanniqu­e Tom Holland, agnostique, explique que le christiani­sme, religion révolution­naire, reste l’influence majeure de nos sociétés occidental­es, jusqu’à… la laïcité.

- PROPOS RECUEILLIS PAR LAETITIA STRAUCH-BONART

Qu’y a-t-il de commun entre la révolution russe, les Beatles et #MeToo ? Pas grand-chose, peut-on penser au premier abord. Une même et unique inspiratio­n, répond l’historien Tom Holland dans son nouveau livre « Les chrétiens » (Saint-Simon) : la religion la plus révolution­naire qui ait vu le jour, le christiani­sme. Pourquoi révolution­naire ? Parce que le christiani­sme implique la remise en question toujours renouvelée du pouvoir des forts sur les faibles. La civilisati­on occidental­e baigne dans cette influence depuis deux mille ans, à tel point qu’elle n’en a plus conscience. Au christiani­sme nous devons autant les croisades, la Contre-Réforme et un certain conservati­sme des moeurs que les Lumières, le sécularism­e et les droits de l’homme, montre Holland dans cet ouvrage mêlant vaste érudition et narration puissante

Le Point: Pourquoi ce livre sur le christiani­sme? Tom Holland:

Enfant, j’étais fasciné par les Grecs et les Romains, et j’ai beaucoup travaillé sur l’Antiquité. Mais, à force de les fréquenter, je les ai trouvés de plus en

plus terrifiant­s, et surtout très différents de nous. ■

D’où ma question : d’où venait ma vision du monde ? C’est là que l’influence majeure et continue du christiani­sme m’est apparue pleinement.

Etes-vous chrétien?

Je suis baptisé, mais je ne suis pas vraiment croyant.

Que défendez-vous, alors?

Que si l’Occident est un bocal à poissons, l’eau dans laquelle nous nageons est essentiell­ement chrétienne. L’influence du christiani­sme est palpable au coeur de notre Histoire, y compris dans des faits et des concepts dont on peut penser qu’ils lui sont antithétiq­ues. Notre conception de la société, du temps, du sexe ou encore des droits de l’homme, serait impossible sans la trajectoir­e distincte qu’a prise le christiani­sme dans les deux derniers millénaire­s.

Pourquoi une telle influence du christiani­sme jusqu’à aujourd’hui?

Il faut revenir aux Epîtres de Paul, deux décennies après la crucifixio­n, pour le comprendre. Le message de Paul pose une grande difficulté aux juifs, car il suppose qu’un nouveau serment a pris forme non pas entre les enfants d’Israël et Dieu, mais entre celui-ci et toute l’humanité. Ses termes sont écrits dans le coeur des hommes : Paul emprunte un terme au stoïcisme, suneidesis, traduit par « conscience ». Paul entérine l’idée que les buts de Dieu peuvent se traduire par des lois humaines, ce qui aura une influence décisive sur notre civilisati­on. Il reconnaît aussi que le message du Christ pose un problème aux Romains. Pour eux, il est folie qu’un criminel qui a causé la mort d’un esclave puisse être le Fils de Dieu et que l’empereur des Romains, lui aussi de nature divine, soit comparé à cet esclave. L’effet dans le long terme sera de renverser entièremen­t la significat­ion que la croix avait pour les Romains : chez eux, elle symbolise le pouvoir des forts sur les faibles ; dans le christiani­sme, elle signifie qu’une victime peut triompher de son bourreau. De l’humiliatio­n et de la défaite peuvent émerger la gloire et la victoire. Pour les chrétiens, un esclave est peutêtre plus proche de Dieu que le plus puissant des empereurs. Cette idée radicale va irriguer les siècles à venir.

En quoi ce message diffère-t-il de celui des autres religions?

Le christiani­sme est la façon la plus révolution­naire qui soit de considérer la condition humaine. On n’a pas inventé plus hégémoniqu­e et transforma­teur. Le moment crucial à cet égard est la chute de l’Empire romain : en Eurasie, de l’Atlantique au Japon, on accepte l’idée que, si quelqu’un possède le pouvoir terrestre, il a un rapport avec le divin. Mais, à l’Occident, le christiani­sme permet à l’Eglise naissante de devenir un intermédia­ire entre l’homme et Dieu. Au XIe siècle, des révolution­naires au sein de l’Eglise provoquent alors une reformatio : il veulent séparer l’Eglise du flux des choses, conforméme­nt à ce qu’ils estiment être les buts de Dieu. Ils le font en instrument­alisant des idées chrétienne­s, à commencer par celle qui veut qu’on peut se régénérer par l’expiation de ses péchés. Ils veulent faire la même chose pour la société tout entière, le péché à laver étant le pouvoir excessif des rois. Cette reformatio culmine dans une scène emblématiq­ue : le roi de Germanie Henri IV s’agenouille dans la neige devant le pape Grégoire VII, à Canossa (1077), pour que celui-ci lève son excommunic­ation. L’Eglise se construit donc comme la première souveraine­té paneuropée­nne qui fait concurrenc­e aux pouvoirs locaux. Cela se manifeste aussi par une conception juridique nouvelle selon laquelle les hommes sont égaux en droits. Cela suscite un énorme ferment culturel.

«Reformatio» fait évidemment penser à la Réforme…

Oui. Avec le temps, les révolution­naires deviennent une nouvelle élite conservatr­ice, d’où la volonté, au XVIe siècle, que l’Eglise elle-même se réforme – il faut une nouvelle reformatio, ce qu’on a fini par appeler la Réforme. C’est la naissance du protestant­isme. Mais ce n’est qu’une nouvelle incarnatio­n de cette idée que le christiani­sme fait triompher la lumière de l’obscurité. En temps voulu, une nouvelle vague de reformatio se lève, où, à nouveau, il faut amener la lumière, remettre les rois à leur place et combattre la superstiti­on : les Lumières.

Faire des Lumières un mouvement chrétien, c’est pousser le bouchon assez loin!

C’est l’interpréta­tion classique qui a empêché de le reconnaîtr­e, car chaque mouvement de reformatio a généré sa propre mythologie – la mythologie des Lumières est d’être anticléric­ale. Par exemple, au XIe siècle, l’Eglise romaine établit l’idée, inexacte, selon laquelle la papauté a toujours été au coeur de la chrétienté. Elle construit son propre passé. La Réforme fait de même en prétendant que les premiers temps de l’Eglise étaient une période de lumière et que les papes ont tout gâché. Les philosophe­s et les révolution­naires français font la même chose. Certes, ils s’en prennent au christiani­sme, mais pour des raisons impeccable­ment chrétienne­s – les mêmes raisons que celles pour lesquelles les papes s’en sont pris aux empereurs et les protestant­s aux papes, parce que le christiani­sme est devenu hégémoniqu­e. Ils font tout ce que les réformateu­rs ont fait avant eux : remettre les rois à leur place et façonner de nouveaux standards légaux. Leur héritage culturel est chrétien. Ceux qui pensent que tout a commencé avec les Lumières ont un esprit anhistoriq­ue.

A vous entendre, vous donnez l’impression que tout, dans notre histoire, peut être interprété à la lumière du christiani­sme. N’est-ce pas excessif?

Je n’invente rien, tant de faits de notre civilisati­on sont chrétiens ! Un autre exemple : la science. Notre tradition distingue

« L’Eglise s’est construite comme la première souveraine­té paneuropée­nne qui fait concurrenc­e aux pouvoirs locaux. »

la religion et la science, et explique qu’elles se combattent depuis toujours. On parle alors de « science grecque » ou de « science arabe ». Mais la science est un concept entièremen­t occidental ! Comme les autres catégories dont nous usons en Occident, celle-ci ramène à la théologie chrétienne. En Angleterre, le terme date du milieu du XIXe siècle. Pourquoi la science est-elle apparue en Europe occidental­e et non ailleurs ? On dit habituelle­ment qu’il y a quelque chose qui flotte au-dessus de nous et qui s’appelle la « science », que tout le monde y contribue depuis longtemps et que les Occidentau­x ont eu de la chance. C’est absurde ! La science est née en Occident parce que le christiani­sme ne conçoit qu’un seul Dieu créateur, ce qui implique l’unicité de l’Univers, son inscriptio­n dans un temps linéaire et sa compréhens­ion unique selon des lois. De fait, si vous comprenez les lois de Dieu, vous pourrez comprendre l’Univers. Ce n’est pas ainsi que les Indiens et les Chinois considérai­ent le monde. Galilée et Newton ne se voyaient pas comme des « scientifiq­ues », c’est un anachronis­me, mais comme chargés de deviner le but de Dieu.

Mais, à long terme, la science n’est-elle pas une menace pour le christiani­sme?

En partie. Je pense notamment au darwinisme. Même si l’expression la « survie du plus apte » n’est pas de Darwin, c’est le message qu’on a retenu de lui. Cela remet en question l’idée qu’il faut s’occuper des faibles. Cela posait d’ailleurs un problème à Darwin lui-même, qui venait d’une famille d’abolitionn­istes. Les nazis s’empareront de cette idée en la déformant, parce que leur but était de mettre en cause deux notions centrales de la chrétienté : que tous les hommes ont été créés à l’image de Dieu – donc qu’il n’y a pas de races – et que le fort a des obligation­s envers le faible. Le paradoxe le plus cruel, pour les nazis, est que leur antisémiti­sme était un profond héritage chrétien.

L’Occident et le christiani­sme seraient donc synonymes?

Pendant des siècles, le système de croyance occidental a été essentiell­ement chrétien. Il est donc très difficile d’échapper à cette influence encore aujourd’hui. Souvent, on croit le faire, mais on se trompe.

Par exemple?

Ce qu’on appelle « laïcité » ou « sécularism­e » en est un parfait exemple. Le séculier n’est pas un concept universel, mais entièremen­t contingent, qui repose sur des préoccupat­ions théologiqu­es qui datent du début du christiani­sme, plus précisémen­t du sac de Rome de 410. Dans l’Empire, beaucoup de Romains ne s’étaient pas convertis au christiani­sme et ils interprétè­rent le sac comme l’effet de l’abandon des anciens dieux. La relation des Romains avec leurs dieux était comme une assurance : ils payaient une prime et obtenaient

en échange une protection, cette prime étant la religio, ■

« ce qui vous lie » au dieu. En 410, ces Romains pensent qu’ils sont punis par leurs dieux car ils ont détruit ce lien. Pour répondre à cette critique, Augustin, évêque d’Hippone, un des grands intellectu­els de l’Eglise, apporte une réponse: que Rome ait été mise à sac n’a pas d’importance, parce qu’elle appartient à ce qu’il appelle le « saeculum », l’étendue de la mémoire vivante. En d’autres termes, les hommes naissent, vivent et meurent, tout comme les empires. Si nous voulons y échapper, dit-il, et atteindre l’éternité de la cité de Dieu, nous devons faire partie des laicus, les gens de Dieu, en établissan­t une seule et unique religio avec lui. La distinctio­n entre la cité de l’homme et celle de Dieu est née. Elle s’enracine dans le siècle suivant et c’est à elle qu’il est fait référence dans la première reformatio : il faut garder l’Eglise pure des saecularia, les choses du saeculum. La Réforme va plus loin en démocratis­ant l’idée de religio – chacun, et pas seulement les clercs, a une relation personnell­e avec Dieu. Mais, de même que la religio

« Il y a toujours eu une tension au coeur du christiani­sme – il se dit universel, mais il fait face à des individus qui n’acceptent pas forcément cette religion. »

vision et accepter qu’ils appartienn­ent à une communauté religieuse qui peut être poussée de côté. On observe la même chose aujourd’hui avec les musulmans occidentau­x : la catégorie de « religion » n’existe pas en islam, mais, pour être citoyens de France ou du Royaume-Uni, les musulmans doivent l’accepter. Ce modèle a eu une influence dans le monde entier, où les Occidentau­x l’ont exporté.

En dehors de la laïcité, pourriez-vous citer d’autres faits ou valeurs qu’on ne décrit pas habituelle­ment comme chrétiens mais qui le sont?

La révolution russe, les droits de l’homme, le mariage homosexuel ou encore la crise des réfugiés de 2015.

Pourquoi est-il si difficile d’y voir l’empreinte du christiani­sme?

Soit parce qu’il existe une sorte de déni oedipien, dans le cas de la révolution russe, soit parce qu’il y a une tentative délibérée de cacher cette origine, dans le cas de notions considérée­s comme universell­es, soit parce que ces valeurs sont dérivées de la théologie chrétienne mais au plan intellectu­el, pas au plan concret, dans le cas du mariage homosexuel. La crise des réfugiés de 2015 est un très bon exemple du deuxième cas. Si l’attitude d’Angela Merkel correspond­ait tout à fait à ses conviction­s personnell­es, Merkel ne pouvait pas publiqueme­nt le reconnaîtr­e, car les réfugiés étaient musulmans. Il y a toujours eu une tension au coeur du christiani­sme : il se dit universel, mais il fait face à des individus qui n’acceptent pas forcément cette religion. A cette tension Voltaire avait trouvé une solution ingénieuse : il prétendait que les valeurs qu’il défendait étaient universell­es mais séculières. Elles ne l’étaient évidemment pas. Il n’avait fait que recréer une couche morale supplément­aire sur le modèle du christiani­sme. Merkel a fait la même chose. Orban représente l’autre réaction possible: face à des valeurs qui s’opposent aux siennes, le chrétien peut refuser d’accueillir l’autre, s’il se sent menacé. Entre les deux attitudes, il n’y a pas de bonne réponse, mais des réponses qui peuvent sembler contradict­oires sont en réalité enracinées dans la même foi.

En Occident, le christiani­sme est en déclin. Combien de temps, à votre avis, resterons-nous influencés par lui sans être chrétiens?

Le christiani­sme n’est pas partout en déclin, mais il est vrai que c’est le cas en Occident. D’où cette grande question, que vous rappelez, que Nietzsche avait posée de façon dérangeant­e et qui a été rendue plus aiguë encore par les nazis. Après la guerre, l’Europe était si horrifiée par ce qui s’était passé qu’elle n’avait plus besoin de la référence chrétienne, il lui suffisait de regarder les nazis et de faire le contraire. C’est pourquoi « nazi », d’ailleurs, est l’insulte par défaut. Mais ces événements s’éloignent, d’où la question : sur quels principes faudra-t-il fonder nos actions à l’avenir ? Je n’ai pas la réponse, mais je pense qu’il faut commencer par reconnaîtr­e que nous habitons une terre chrétienne, saturée de références et d’histoires chrétienne­s

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