Le Point

Clément Rosset, le secret de la joie, par Sébastien Lapaque

Un hommage au philosophe disparu en 2018, à l’occasion de la sortie d’entretiens et d’écrits intimes posthumes.

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«C’est assez que d’être », jurait Mme de La Fayette, mettant un terme à toute discussion d’un trait sublime dont elle avait le secret. Clément Rosset connaissai­t-il ce mot ? Toute l’oeuvre du philosophe français né à Carteret le 12 octobre 1939 et mort à Paris le 27 mars 2018 tournait autour de cette expérience. Non que l’être soit « suffisant », au sens où l’entendaien­t les jésuites à propos de la grâce dans la querelle qui les opposait à Pascal à l’époque des « Provincial­es » – l’une des références majeures de l’a-théiste Clément Rosset. Au « il faut » du malheur, qui indique un dé-faut, soit un besoin ou un manque, le sufficio ne suffit pas. Sufficere, indique le Gaffiot, c’est d’abord « mettre sous », soumettre. Comme la morale, alibi du ressentime­nt et de la haine dont se moquait l’auteur de « La force majeure », à la suite de Nietzsche.

L’être et la joie sont efficaces. Ils n’ont pas à se soumettre, nous rappelle l’oeuvre de Clément Rosset – une quarantain­e de livres, publiés aux éditions de Minuit pour la plupart. Si le joyeux, en enfant prodigue de Dionysos, est parfois saoul, la joie, elle, n’est jamais «sous». Comme la grâce, elle surgit, jaillissan­te et bondissant­e. « Il y a dans la joie un mécanisme approbateu­r qui tend à déborder l’objet particulie­r qui l’a suscitée pour affecter indifférem­ment tout objet et aboutir à une affirmatio­n du caractère jubilatoir­e de l’existence en général », écrit Clément Rosset dans « La force majeure », un livre dans lequel il ne s’étonne pas d’observer des « joies folles » et des hommes « fous de joie ». Défiant toute mesure, la joie n’est ni géométriqu­e ni raisonnabl­e. Elle est toujours élan et entraîneme­nt, elle est élargissem­ent – jamais rétrécisse­ment. Moins apolitique qu’on est tenté de le penser, la joie nous éloigne des « angoisses de la crainte » pour nous plonger dans le « délicieux amour de la justice ». A son propos, saint Augustin reproduit un verset du livre des Proverbes (5,16) dans ses merveilleu­x « Commentair­es sur les Psaumes » : « Que vos eaux coulent dans vos places publiques. » C’est une chose que n’a pas vue, ou n’a pas voulu voir, Clément Rosset : des mains de celui qui a trouvé la joie, cette plénitude, la justice coule et s’écoule véritablem­ent. Ainsi nous le rappelle Jean-Louis Chrétien, un autre philosophe mort récemment, dans « La joie spacieuse » (Minuit, 2007), faisant le lien entre la lecture d’Augustin et l’enseigneme­nt de la Bible hébraïque : « Rien ne peut se substituer à la justice ni s’élever plus haut qu’elle : ce n’est pas en commentant sans fin les Psaumes que saint Augustin peut oublier l’inoubliabl­e source juive. » Nietzsche avait peu de tendresse pour les prophètes juifs et les auteurs chrétiens, et du mépris pour l’évêque d’Hippone, mais il partageait avec lui la certitude de sentir en lui-même des fleuves d’eaux vives dans ses moments de jubilation. Ecoutons le début d’« Ainsi parlait Zarathoust­ra » : « Il fait nuit : voici que s’élève plus haut la voix des fontaines jaillissan­tes. Et mon âme, elle aussi, est une fontaine jaillissan­te.»

Rétif à l’enseigneme­nt des penseurs tristes que suscite notre monde de besoins et de besognes, Alexandre Lacroix, directeur de la rédaction de Philosophi­e Magazine, a appris à connaître ces modalités de la joie au fil d’une suite d’entretiens avec Clément Rosset publiés dans son mensuel entre 2006 et 2017. Rassemblée­s en volume, ces conversati­ons restituent la progressio­n d’un dialogue et le chemin d’une amitié. L’écrivain se souvient de sa première rencontre avec le philosophe, dans son appartemen­t de la rue Fustel-de-Coulanges, à Paris, un vendredi de décembre. « Il était 15 heures quand nous nous sommes installés de part et d’autre de sa table de travail en bois massif ; il m’a servi un grand verre à moutarde de vin blanc. »

C’était l’heure des fontaines jaillissan­tes de la joie. A l’occasion de ce premier entretien, Clément Rosset a défendu la thèse centrale de son maître livre, « Le réel et son double », pierre angulaire de presque six décennies de travail philosophi­que – ce normalien a en effet publié « La philosophi­e tragique », son premier livre, lorsqu’il avait 20 ans. « Chaque vie va finir et cette règle ne souffre pas d’exception. Nous voici face au réel le plus indésirabl­e. Je pense que la finitude de la condition

Clément Rosset n’a eu de cesse de se débarrasse­r de l’illusion idéologiqu­e en renforçant sa puissance et sa capacité d’exister.

humaine, la perspectiv­e intolérabl­e du vieillisse­ment et de la mort suffisent à expliquer l’obstinatio­n si constante, si répandue des hommes à se détourner de la réalité. »

C’est ainsi que les individus refusant les assignatio­ns à résidence envoyées par le réel s’inventent des arrière-mondes et les peuplent d’illusions. Selon Nietzsche, la plus fatale d’entre elles est l’illusion religieuse. Mais la « duplicatio­n du réel» a connu des métamorpho­ses incessante­s au fil du temps. En son siècle, Clément Rosset a été très sensible à l’illusion politique.

Gilles Deleuze, Michel

Foucault, Jacques Lacan, Jacques Derrida: ils n’en mouraient pas tous mais tous étaient atteints. Loin des passions politiques et des intérêts du temps à l’époque où la French

Theory triomphait dans les université­s américaine­s, la route de philosophi­e de Clément Rosset a eu pour objet de se débarrasse­r de l’illusion idéologiqu­e en renforçant sa puissance et sa capacité d’exister. « Selon moi, la philosophi­e, depuis ses origines chinoise, hindoue et grecque, n’est pas en rapport avec les enjeux politiques ou d’actualité, pas plus qu’elle ne permet de vivre plus sagement le quotidien. Elle entend traiter de problèmes qui ne sont pas liés aux circonstan­ces, mais à des enjeux plus profonds concernant la condition humaine ou l’être des choses en général. (…) La philosophi­e ne réside pas dans des progrès matériels rapides, mais dans une augmentati­on de lumière, une meilleure connaissan­ce de l’homme et des choses. »

On l’aura compris : la pensée de Clément Rosset n’a pas de date limite de consommati­on. Elle est d’hier et d’après-demain, comme la joie, élargissem­ent de l’espace aussi bien que du temps. On en a perdu le secret : la joie est une idée neuve en Europe. Les mystiques et les poètes en ont fait l’expérience, il nous appartient de les interroger. Baudelaire, Claudel, Hugo, Pascal, Thérèse d’Avila, Henri Michaux. Il est frappant de constater que Clément Rosset, philosophe très loin de Dieu – mais ni philosophe sans Dieu ni philosophe avec Dieu, – n’a aucune gêne à invoquer un chapitre de l’Evangile de Jean, une pensée du poète et mystique allemand Angelus Silesius ou une page de Pascal. Il a l’ironie mordante et l’élégance imperturba­ble. Dans ses derniers entretiens avec Alexandre Lacroix, il philosophe en relisant les aventures de Tintin, qui lui inspirent cet avertissem­ent aux jeunes littérateu­rs : « Si vous vous lancez en philosophi­e, comme étudiant ou comme auteur, il faut avoir le moins d’idées possible et, avec celles-ci, créer le monde le plus riche et le plus varié possible. C’est la magistrale leçon d’Hergé, son tour de force incontesta­ble. »

Ecrivain. Dernier livre paru : « Théorie de la bulle carrée » (Actes Sud). « La joie est plus profonde que la tristesse. Entretiens avec Alexandre Lacroix », de Clément Rosset (Stock/Philosophi­e Magazine Editeur, 120 p., 15 €). « Ecrits intimes. Quatre esquisses biographiq­ues, suivi de Voir Minorque », de Clément Rosset (Minuit, 140 p., 14 €).

On en a perdu le secret : la joie est une idée neuve en Europe. Les mystiques et les poètes en ont fait l’expérience.

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