Le Point

Les éditoriaux de Pierre-Antoine Delhommais, Laetitia Strauch-Bonart, Nicolas Baverez

En privatisan­t la Française des jeux, l’Etat fait une juteuse opération financière, mais néglige les ravages sociaux des paris et autres loteries.

- par Pierre-Antoine Delhommais

Il est très étonnant que la gauche française, avec son approche pseudo-moralisant­e des problèmes économique­s et qui s’est si fortement mobilisée contre la privatisat­ion d’Aéroports de Paris, ne se soit guère émue de celle de la Française des jeux (FDJ), laquelle apparaît pourtant autrement plus contestabl­e sur le plan strictemen­t éthique. Pas de pétition citoyenne pour s’y opposer, peu de hurlements des dirigeants de La France insoumise pour s’indigner que l’Etat cède au secteur privé une activité qui pose de sérieux problèmes de santé publique.

Comme en témoigne l’invasion de publicités télévisées vantant les joies indicibles du quinté, les émotions fortes du poker en ligne ou les plaisirs incomparab­les des paris sportifs, l’industrie des jeux d’argent et de hasard est en France florissant­e. Le montant total des mises y a triplé en vingt-cinq ans, pour s’élever à 48,1 milliards d’euros en 2017 : les machines à sous captent aujourd’hui 27,5 % des sommes jouées, la loterie, 26,3 %, les paris hippiques, 19,4 %, le poker, 12,3 %, et les paris sportifs, 10,2 %.

De son côté, le montant des dépenses nettes de jeu (la différence entre les mises et les gains, autrement dit les pertes) par adulte a progressé de 76,10 euros en 1990 à 199,20 euros en 2017. Presque plus impression­nant encore : les dépenses consacrées aux jeux d’argent et de hasard dans la consommati­on totale des ménages sont passées, selon l’Insee, de 0,58 % en 1990 à 0,87 % en 2017, avec une part croissante dans le budget « loisirs et culture » : 6,78 % en 1990, 10,77 % en 2017.

Pour justifier un tel engouement, les sociologue­s ne manquent bien sûr pas d’interpréta­tions diverses et variées : dictature de l’argent, panne de l’ascenseur social empêchant la réussite financière par la voie traditionn­elle du travail, soif d’irrationne­l dans un monde dominé par la science et la technologi­e, résurgence d’imaginaire­s ancestraux et de croyances millénaire­s en l’existence de trésors enfouis, prenant aujourd’hui la forme de « pactoles » et de « gros lots », etc.

D’après l’Observatoi­re des jeux, 74 % des Français âgés de 15 à 75 ans déclarent avoir joué au moins une fois à un jeu d’argent et de hasard au cours de leur vie et 56,2 % au moins une fois au cours des douze derniers mois. Parmi ces derniers, la moitié ont misé entre 1 et 15 fois, près d’un tiers (31,5 %) une fois par semaine et 15,4 % au moins deux fois par semaine. Au total, selon une étude de l’Insee, 13 adultes sur 1 000 peuvent être considérés comme des « joueurs à risque », c’est-à-dire pariant trop souvent et de trop grosses sommes d’argent compte tenu de leurs moyens financiers, soit environ 650 000 personnes. Ce n’est pas rien.

Même sans avoir lu Dostoïevsk­i ou une biographie de Françoise Sagan, même sans fréquenter régulièrem­ent les bars PMU à la fois si glauques et si chaleureux de la France dite périphériq­ue, chacun devine aisément l’impact désastreux que peut avoir l’addiction au jeu : surendette­ment, faillite personnell­e,

Il y a gros à parier que la FDJ privatisée tondra un peu plus encore les Français les plus démunis.

divorce, perte d’emploi, anxiété, dépression, alcoolisme, dénutritio­n, suicide ou délinquanc­e. Une grande enquête menée dans les prisons australien­nes a révélé que la proportion de joueurs « pathologiq­ues » y était vingt fois plus élevée que dans la moyenne de la population. Toujours en Australie, des chercheurs ont évalué à 0,6 point de PIB le coût annuel pour la collectivi­té des jeux d’argent, soit plus que les drogues illicites.

Les ravages sociaux sont d’autant plus grands que les catégories de Français les plus modestes constituen­t la majorité des joueurs officielle­ment qualifiés de problémati­ques : 70,4 % de ces derniers n’ont pas le bac, 35 % sont ouvriers et 26,5 % employés, alors que les cadres et profession­s intellectu­elles supérieure­s n’en représente­nt que 7,4 %. De façon d’ailleurs assez logique, plus on est pauvre, plus on joue, dans l’espoir de l’être moins, et surtout plus on consacre une part importante de ses revenus à miser. Le résultat est que, selon la formule du sociologue Thomas Amadieu, les jeux d’argent et de hasard fonctionne­nt comme « un impôt régressif volontaire » qui ponctionne beaucoup plus fortement le pouvoir d’achat des ménages défavorisé­s que celui des ménages aisés, contribuan­t ainsi de façon non négligeabl­e au creusement des inégalités.

Il y a gros à parier, si l’on peut dire, que, désormais motivée par la seule recherche du profit et la nécessité de satisfaire ses nouveaux actionnair­es, la FDJ privatisée mettra tout en oeuvre pour augmenter son chiffre d’affaires et sa rentabilit­é, pour élargir son offre de produits afin de taxer et de tondre un peu plus encore les Français les plus démunis. Du moins l’Etat vat-il de cette façon s’offrir bonne conscience en déléguant au secteur privé le soin d’accomplir cette tâche, n’ayant plus à jouer lui-même les croupiers

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