Le Point

Chute du Mur, l’Histoire inattendue

Et si la révolution pacifique de 1989 était à la source du regain identitair­e d’aujourd’hui…

- PAR LUC DE BAROCHEZ

Pourquoi l’aspiration à la liberté, qui fut si puissante qu’elle brisa le rideau de fer en 1989, a-t-elle débouché en Europe centrale sur le national-populisme et le repli identitair­e ? Pourquoi la démocratie, pour laquelle les peuples se soulevèren­t, recule-t-elle devant l’autoritari­sme ? De Berlin-Est à Bucarest, l’histoire des trois décennies écoulées est celle d’un amour déçu, d’un enthousias­me pour les valeurs occidental­es qui s’est transformé en ressentime­nt devant les déconvenue­s et les humiliatio­ns.

Pour l’historien britanniqu­e Timothy Gordon Ash, professeur d’études européenne­s à l’université d’Oxford, la révolution pacifique de 1989 est à la source du regain nationalis­te. « Les germes de la crise ont été semés au moment du triomphe, souligne-t-il. Avec le bénéfice du recul, nous pouvons voir que beaucoup de problèmes qui hantent l’Europe trouvent leur origine dans la transition apparemmen­t victorieus­e qui a suivi la chute du mur de Berlin. »

L’intégratio­n économique, ■ qui s’est effectuée dans la douleur, ne s’est pas accompagné­e d’une fusion politique équivalent­e malgré l’élargissem­ent de l’Union européenne à ces pays dans les années 2000. Au contraire, la divergence politique tend à s’accentuer avec le temps. L’extension de la société d’abondance, à laquelle les révolution­naires de 1989 aspiraient, a entraîné un retour du refoulé national et la reconstitu­tion d’identités ethniques en partie imaginaire­s.

« Liberté, égalité, normalité ». Dès 1992, le politologu­e français Pierre Hassner avait prédit, dans la revue Esprit, que « plus les peuples perdraient leur identité, plus ils seraient tentés de s’en reconstrui­re une artificiel­lement. Plus ils seraient proches de leurs voisins culturelle­ment, plus ils seraient tentés de s’opposer à eux politiquem­ent ou par la violence, afin justement de se rassurer sur leur identité et de recréer l’opposition entre “eux” et “nous”, constituti­ve du politique ».

Ce n’est pas un hasard si la Pologne et la Hongrie sont devenues les porte-drapeaux du nationalis­me euroscepti­que. Ces deux pays jouèrent un rôle clé dans la chute du communisme en s’émancipant les premiers de la domination soviétique. Ils furent longtemps les bons élèves de l’Occident. La trajectoir­e de l’actuel Premier ministre hongrois, Viktor Orban, symbolise à elle seule l’évolution de la région. Le jeune politicien pro-européen s’exaltant pour la cause libérale dans les années 1990 est devenu, dans les années 2010, l’architecte aigri d’un régime « illibéral » et fier de l’être. Une fois son pouvoir consolidé, il a étouffé l’indépendan­ce de la justice, éliminé presque toute opposition digne de ce nom et placé la quasi-totalité des médias sous contrôle. Selon The Economist Intelligen­ce Unit, une société britanniqu­e spécialisé­e dans l’étude des risques politiques, la démocratie s’est plus dégradée en Europe centrale que partout ailleurs dans le monde depuis une décennie.

Dans « The Light That Failed » (Allen Lane, 2019), les politologu­es bulgare Ivan Krastev et américain Stephen Holmes apportent une explicatio­n éclairante. Ces deux experts du populisme soulignent que la révolution de 1989 fut la première à n’être pas accompagné­e d’une éclosion d’idées nouvelles. L’objectif des révoltés n’était pas d’innover, mais d’imiter, non pas d’inventer un modèle différent, mais de calquer celui de l’Ouest. « Après la chute du Mur, l’Europe n’était plus divisée entre communiste­s et démocrates, mais entre imitateurs et imités », affirment les auteurs.

L’adhésion au modèle culturel, politique et économique occidental a été sans réserve. L’entrée dans l’Otan et dans l’UE était vue comme le meilleur raccourci vers la prospérité et la liberté. L’objectif de rejoindre l’Ouest a été une efficace incitation à la modernisat­ion et aux réformes, un instrument de

mobilisati­on des population­s, priées de se serrer la ceinture et de travailler dur en vue d’un avenir radieux. Après quarante ans de communisme et de privations, les pays du coeur de l’Europe voulaient devenir normaux, c’est-à-dire semblables à leurs voisins occidentau­x. « Liberté, égalité, normalité », selon l’intellectu­el polonais Adam Michnik, était la vraie devise des révolution­naires de 1989.

Désillusio­n. Mais, en idéalisant l’Occident, en plaçant l’Europe centrale dans une position moralement­ethistoriq­uementsuba­lterne, ce processus a nourri un complexe d’infériorit­é et un sentiment de dépossessi­on. La désillusio­n n’en a été que plus cuisante lorsque les difficulté­s sont apparues. L’économiste allemand Felix Rösel, qui a étudié l’évolution de l’ex-RDA, décrit ce retourneme­nt: « Après les manifestat­ions de 1989, beaucoup de gens ont placé d’immenses espoirs dans la réunificat­ion. Ils pensaient obtenir le capitalism­e et des niveaux de vie semblables à ceux de l’Ouest. Au lieu de cela, ils ont eu le chômage de masse et la dépopulati­on. »

L’émigration a été, beaucoup plus que l’immigratio­n, l’un des moteurs de l’essor populiste. Dès le soir de l’ouverture du Mur, le 9 novembre 1989, les Allemands de l’Est se sont précipités en masse à Berlin-Ouest ; leur pulsion ne fut qu’une métaphore de ce qui allait suivre. Dans le passé, les contrerévo­lutionnair­es étaient contraints à l’exil. Là, de façon inédite, les révolution­naires eux-mêmes se bousculaie­nt pour partir. Puisque l’objectif suprême était l’adoption du mode de vie occidental, autant s’y plonger sans détour en émigrant à l’Ouest. Les jeunes les plus dynamiques et les mieux éduqués ont décampé les premiers.

Selon l’Onu, les dix pays dont la population se contracte le plus vite se trouvent tous en Europe centrale. La Bulgarie, la Lettonie ou la Lituanie ont cédé plus de 20 % de leurs habitants depuis 1989. Felix Rösel, chercheur à l’institut Ifo, a calculé que la population des Länder est-allemands était revenue à son niveau de 1905. Certaines régions rurales y abritent moins d’habitants qu’au XIXe siècle.

La saignée démographi­que contribue à expliquer la crise existentie­lle qui a saisi ceux qui sont restés. Pour eux, la société ouverte est devenue synonyme de dépeupleme­nt. Beaucoup sont hantés par la crainte du déclin. Ils ont peur, en particulie­r, que l’arrivée d’immigrants­difficilem­entassimil­ables dilue les identités nationales. Les politologu­es ont observé que les régions les plus touchées par l’émigration votaient le plus

La société ouverte est devenue synonyme de dépeupleme­nt. Beaucoup sont hantés par la crainte du déclin.

massivemen­t en faveur des ■ populistes de droite.

Lesquels exploitent ces angoisses en peignant l’avenir sous les couleurs les plus noires. « Mathématiq­uement, il n’est pas difficile de comprendre qu’il ne restera à la fin qu’une seule personne qui n’aura plus qu’à éteindre la lumière en partant », a ainsi déclaré Laszlo Köver, président du Parlement hongrois, le 5 septembre, lors d’une conférence démographi­que à Budapest.

Köver, se faisant l’écho des cercles les plus réactionna­ires de l’Eglise catholique, a dénoncé dans la civilisati­on occidental­e contempora­ine une « culture de mort ». Contre le multicultu­ralisme, l’égalité des sexes et le mariage homosexuel, les populistes prétendent inventer une voie nationale fondée sur le modèle familial, l’attachemen­t à la nation et la préservati­on de l’héritage chrétien. Ils prônent une contre-révolution fondée sur le refus de l’imitation.

Eclaircies. Le développem­ent économique remarquabl­e contribue cependant, surtout dans les grands centres urbains, à maintenir en vie les idéaux démocratiq­ues. Peu de pays ont autant bénéficié de la mondialisa­tion, même s’ils en critiquent les effets. L’économiste slovaque Milan Nic a calculé par exemple que le produit intérieur brut par tête des Polonais, qui fut en moyenne de 50 % inférieur à celui de l’Europe occidental­e du XVIIe au XXe siècle, n’accuse plus désormais qu’un retard de 25%. Le rattrapage est historique.

Cette année, plusieurs éclaircies ont témoigné de la force vitale de la société civile. En Slovaquie, une libérale a été élue à la présidence. En République tchèque, des manifestat­ions monstres ont dénoncé la corruption des gouvernant­s. En Pologne, la mobilisati­on des femmes a empêché de nouvelles restrictio­ns du droit à l’avortement. Les élections européenne­s, en mai, ont montré que les populistes, globalemen­t, marquaient le pas. Trente ans après la révolution de 1989, c’est désormais la contrerévo­lution qui est sur la défensive

 ??  ?? Liberté. Au matin du 10 novembre, un jeune Allemand de l’Ouest nargue les gardes-frontières est-allemands, juchés sur le Mur, en déployant le drapeau de la République fédérale d’Allemagne. C’est la fin de la guerre froide et les prémices de la réunificat­ion allemande.
Liberté. Au matin du 10 novembre, un jeune Allemand de l’Ouest nargue les gardes-frontières est-allemands, juchés sur le Mur, en déployant le drapeau de la République fédérale d’Allemagne. C’est la fin de la guerre froide et les prémices de la réunificat­ion allemande.
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Appel d’air. Un premier tronçon du Mur est abattu au matin du 10 novembre 1989.
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Paradis capitalist­e. Peu après la chute du Mur, des Allemands de l’Est découvrent l’abondance de la société de consommati­on.
Au matin du 10 novembre, des voitures est-allemandes franchisse­nt la frontière à Check Point Charlie, célèbre point de passage entre Berlin-Est et Berlin-Ouest. Paradis capitalist­e. Peu après la chute du Mur, des Allemands de l’Est découvrent l’abondance de la société de consommati­on.
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* L’Albanie a quitté le pacte de Varsovie en 1968. ** Adhésion à l’Otan en 1982.
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Partir.

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