Le Point

Le puzzle secret de la Stasi

Depuis 1989, des archiviste­s reconstitu­ent les fiches de la police secrète est-allemande.

- DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL À BERLIN, LUC DE BAROCHEZ

C’est l’un des rares épisodes brutaux de la révolution pacifique, qui conduisit à la réunificat­ion de l’Allemagne. Peu après 17 heures, le 15 janvier 1990, alors que la nuit est déjà tombée sur Berlin-Est, des milliers de manifestan­ts est-allemands en colère montent à l’assaut du ministère de la Sécurité d’Etat (Stasi, selon l’abréviatio­n allemande), dans le quartier de Lichtenber­g. Malgré la chute du Mur deux mois auparavant, la police politique reste un Etat dans l’Etat, une forteresse crainte de la population et réputée inexpugnab­le. Les militants sentent que « le bouclier et le glaive du Parti communiste » sont à terre et n’attendent que d’être piétinés. Les policiers qui gardent le QG de la Stasi restent l’arme au pied quand la foule force le passage. La rage accumulée en quarante ans de dictature se déverse d’un coup. Les révoltés saccagent les bureaux, renversent le mobilier, jettent des centainesd­edocuments­parlesfenê­tres.

Wolfgang Templin, un intellectu­el dissident qui fut lui-même une cible du régime communiste, était de ceux-là. Trente ans plus tard, il se souvient du sentiment « de soulagemen­t et de triomphe » qui l’a submergé lorsqu’il s’est assis dans le fauteuil du puissant chef historique de la Stasi, Erich Mielke. Il a appelé son épouse avec l’un des trois vieux téléphones à cadran circulaire grâce auxquels le ministre distribuai­t ses ordres.

Dans la nuit, un comité de citoyens se constitue pour occuper le quartier général et y préserver l’essentiel : les myriades de fiches compromett­antes où la Stasi consignait son entreprise de domination totalitair­e. La police politique y notait les agissement­s des dissidents et de ceux suspectés de l’être, les noms des informateu­rs et des collaborat­eurs, ainsi que les moyens de chantage et de pression par lesquels elle gardait la population sous sa coupe. Tout était classé, enregistré, archivé. Les militants découvrent des monceaux de dossiers que les agents de la Stasi, sentant la fin approcher, ont détruits dans les jours et les semaines qui précédèren­t. Ces fragments de documents rescapés du tumulte sont à l’origine d’un des plus extraordin­aires chapitres de la réunificat­ion allemande. Pressentan­t qu’ils contiennen­t quantité de secrets inavouable­s, quelques archiviste­s s’acharnent depuis trente ans à les déchiffrer.

L’assemblage d’un tel puzzle à plusieurs millions de pièces est une tâche titanesque. Les lambeaux de papier ont été conservés dans plus de 16 000 grands sacs, dont la plupart sont entreposés à Magdebourg, dans le Land de Saxe-Anhalt. En trente ans, le contenu de seulement 540 sacs a pu être reformé. Il en reste 15 500. Le processus, s’il se poursuit à ce rythme, peut prendre encore quelques siècles. « Aujourd’hui, nous avons un groupe de dix personnes qui s’y consacrent à tour de rôle à Berlin, explique Elmar Kramer, porte-parole de l’Agence fédérale chargée des documents de la Stasi (BStU). Ils sont formés à la fonction d’archiviste, mais la manipulati­on des fragments est tellement fastidieus­e qu’ils ne peuvent pas s’en charger tous les jours. »

La lenteur d’escargot des autorités favorise l’éclosion de théories conspirati­onnistes échevelées. Et si des responsabl­es haut placés, compromis avec l’ancien pouvoir communiste, utilisaien­t leur influence pour retarder les révélation­s attendues ? Et si Angela Merkel, qui était à l’époque une jeune scientifiq­ue est-allemande prometteus­e, passée par les Jeunesses communiste­s, voulait empêcher la mise au jour d’une ancienne collaborat­ion qu’elle aurait entretenue avec la Stasi ? Sur les réseaux sociaux, ces rumeurs

anonymes gagnent en ampleur avec le temps, surtout depuis que la crise migratoire de 2015 a polarisé l’Allemagne. Les démentis des historiens et des experts n’y font rien. Certains illuminés ont même inventé un nom de code sous lequel, prétendent-ils, Angela Merkel aurait collaboré avec la police politique: «Erika». Les archives de la Stasi ont, pour la plupart, été récupérées intactes. Triées et rangées dans des boîtes en carton, elles occupent 111 kilomètres de rayonnages dans les locaux de la BStU à travers l’ex-RDA. D’autres actes, passés à la broyeuse avant l’irruption des militants d’opposition, ont été irrémédiab­lement perdus. Mais, lorsque les machines, qui n’étaient pas habituées à tant chauffer, sont tombées en panne, les agents de la Stasi, dans la panique, ont déchiré des dossiers à la main par liasses entières. Certains jetaient tous les fragments d’un document dans le même sac. D’autres, plus malins, les répartissa­ient dans plusieurs, compliquan­t ainsi la reconstitu­tion.

Renseignem­ent et délation. Ce travail a débuté en 1995. A ce jour, plus d’un million de pages ont été recollées. Elles ont livré quantité d’informatio­ns sensibles. Le recteur de l’université Humboldt de Berlin, Heinrich Fink, s’est révélé être l’informateu­r « Heiner » de la Stasi. L’évêque de Thuringe Ingo Braecklein, décédé en 2001, est apparu comme l’une des principale­s sources du régime au sein de l’Eglise luthérienn­e. Figure du mouvement pacifiste, il était tenu par les autorités de Berlin-Est en raison, semble-t-il, de son engagement passé au sein du parti nazi. Des détails ont été retrouvés sur les liens avec la Stasi de Gregor Gysi, le dernier chef du Parti communiste est-allemand, qui est aujourd’hui un député du parti de gauche Die Linke au Bundestag, ou de Günter Wallraff, journalist­e d’investigat­ion ouest-allemand et auteur à succès. Les petites mains ont également restauré 1 200 pages de renseignem­ents que le poète est-berlinois Sascha Anderson avait fournis à la Stasi pour relater les vies, profession­nelles et privées, de ses amis artistes. Les documents décryptés ont permis de confirmer l’ampleur du soutien apporté par la RDA aux terroriste­s ouest-allemands de la Fraction Armée rouge (RAF) qui s’étaient réfugiés à l’Est. Une série de fragments réunis raconte la protection accordée à Silke Maier-Witt, impliquée dans l’affaire Hanns Martin Schleyer, le patron des patrons ouest-allemands, enlevé et assassiné en 1977.

Il resterait environ 45 millions de pages à reconstitu­er, soit quelque 6 kilomètres de rayonnages. Pour accélérer le déchiffrag­e, la BStU a fait appel à l’institut de recherche technique Fraunhofer de Berlin. Les ingénieurs ont mis au point un logiciel informatiq­ue capable d’assembler virtuellem­ent le puzzle, à condition que les fragments soient préalablem­ent numérisés par scanner. C’est là que le bât blesse, parce qu’il faut un scanner puissant capable de différenci­er

En trente ans, le contenu de seulement 540 sacs a pu être reformé. Il en reste 15 500. Soit, à ce rythme, plusieurs siècles de déchiffrag­e !

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Preuves en puissance. A Magdebourg (Saxe-Anhalt, exAllemagn­e de l’Est), en mai 2011, stockage de millions de fiches en lambeaux de la Stasi.

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