Le Point

La transe, nouvelle méditation ?

La « chamane » Corine Sombrun entend démontrer que la transe a des fondements scientifiq­ues.

- PAR ÉMILIE TREVERT

«Quand on raconte aux gens qu’on s’est prise pour un loup, ça fait un peu peur… » Corine Sombrun prononce cette phrase le plus naturellem­ent du monde au beau milieu d’un café proche de Pigalle. Elle vous fixe sans ciller durant tout l’entretien, mais jamais vous ne verrez ses yeux de Canis lupus ni même, en cherchant bien, de pupilles dilatées. Elle boit du thé vert et ressemble à une Parisienne lambda. L’allure sage et juvénile, cette brindille de 58 ans porte ses lunettes rondes sur la tête, un sweat zippé noir et – ah si ! – une sorte d’amulette autour du cou.

Il y a dix-huit ans, la compositri­ce française, inconsolab­le après la mort de son conjoint, part en Mongolie pour la BBC. Là-bas, on pense que le chamane sert de lien entre le monde des humains et le monde des esprits et qu’il maintient l’harmonie. Corine Sombrun, apprentie reportrice, souhaite enregistre­r une cérémonie chamanique. Alors que le son du tambour bat son plein et que le chamane entre en transe, la jeune femme est soudain prise de tremblemen­ts. « Je fais des mouvements de plus en plus violents, je me mets à hurler comme un loup, j’ai l’impression que mes mains deviennent des pattes, que mon nez devient une truffe… Je me transforme en loup. » Corine Sombrun a perdu le contrôle de son corps. Quand elle reprend connaissan­ce, le chamane lui annonce qu’elle est elle-même… chamane ! Et que pour développer ce « don » elle devra suivre une formation à la frontière sibérienne. « Partir au fin fond de la steppe, ce n’était pas mon plan ! » s’amuse-t-elle avec le recul. Pourtant, la « surprise » passée, elle a voulu comprendre. Cette « hyperratio­nnelle », non croyante et pas du tout mystique, se demande « pourquoi et comment le son du tambour peut faire ça ». Pour le savoir, elle partira deux mois par an, et ce pendant huit ans, vivre dans un tipi, sans eau ni électricit­é, à 1 700 mètres d’altitude avec Enkhetuya, éleveuse de rennes et chamane. Elle s’entraînera en costume avec un immense tambour, aura des visions et accès à une sorte de « réalité augmentée », poussera des cris stridents, se transforme­ra en divers animaux… « Un vrai zoo ! » Nos voisins de café se retournent, interloqué­s. Elle a l’habitude, ne cherche pas à baisser le ton. Ses proches et sa famille l’ont longtemps prise pour une folle. « Là-bas, en Mongolie, ils disent chamane, ici c’est HP ! plaisante-t-elle. Il faut savoir qu’en 2001 les anthropolo­gues disaient que la transe n’existait pas, que c’était une théâtralis­ation du chamane. »

Dérives. Il aura fallu près de vingt ans pour que son histoire, déjà racontée dans plusieurs livres (1), soit donnée à voir au grand public dans « Un monde plus grand », de Fabienne Berthaud. Le temps nécessaire, peut-être, pour que notre regard d’Occidentau­x rationnels change sur cette pratique venue des tréfonds de l’Amazonie et de la Mongolie. Aujourd’hui, l’actrice Cécile de France, qui incarne Corine Sombrun dans sa quête initiatiqu­e, peut avouer sans rougir, dans Madame Figaro, avoir vécu des transes pendant le tournage et que cela n’avait rien de « mystique ».

Depuis quelques années, le chamanisme est devenu tendance en Californie et en Suisse, il s’installe en France auprès d’un public en quête de sens et de spirituali­té. Les néochamane­s s’organisent, la première « université d’été du chamanisme » a eu lieu cet été dans le Var, ils s’invitent partout, dans les exposition­s, la musique, l’édition, le luxe (Louis Vuitton aurait son chamane attitré)... Même des psys s’y intéressen­t, butant parfois sur des traumas insolubles par la parole. Moult « guérisseur­s » proposent leurs services sur le Web (cérémonie de nettoyage dans des « huttes de sudation », « stages sur la mort et l’au-delà»…) Mais attention, la Miviludes, qui a reçu une soixantain­e de signalemen­ts inquiétant­s en lien avec le néochamani­sme au cours des trois dernières années, met en garde contre certaines dérives, notamment liées à la prise de substances

hallucinog­ènes, comme l’ayahuasca, l’iboga ■ ou le Bufo alvarius (crapaud mexicain).

Corine Sombrun a pleuré quand elle a revu, à l’occasion du tournage d’« Un monde plus grand », l’endroit où elle avait été initiée, le lac Khövsgöl, en Mongolie. « C’est devenu le Disneyland du tourisme et du chamanisme ! » se lamente-t-elle. Aujourd’hui, elle regarde d’un oeil sceptique cette vague chamane qu’elle a pourtant indirectem­ent provoquée. Prudente, elle ne veut plus qu’on l’appelle « chamane » (bien que les titres de ses livres la démentent) : « Ce n’est pas parce que je fais des prières que je suis curé ! » Et la musicienne refuse par-dessus tout qu’on la définisse comme guérisseus­e. « C’est un business et c’est très grave, ces gens-là pensent qu’ils peuvent soigner les autres, mais ce n’est pas vrai ! » Ce qui lui importe aujourd’hui, c’est de prouver, via les neuroscien­ces, que la transe n’est pas une invention culturelle mais bien un état modifié de conscience au même titre que la méditation ou l’hypnose. En cela, elle marche dans les pas de Matthieu Ricard, qui, avant elle, a prouvé que la méditation était bonne pour le cerveau. « On a les mêmes effets que dans d’autres états modifiés de conscience : force décuplée, sensation de douleur amoindrie, perte de la notion du temps… » La transe pourrait-elle jouer un rôle thérapeuti­que dans les syndromes de stress post-traumatiqu­e ? Pourrait-elle permettre de soigner des pathologie­s comme la dépression grave ou la schizophré­nie ? La recherche ne fait que commencer : seulement quatre études existent, entre 30 et 50 personnes travaillen­t sur le sujet dans le monde.

Cobaye. Corine Sombrun a été la première cobaye du monde à avoir testé la transe. Pour l’imposer dans les milieux scientifiq­ues – « quinze ans de galère » –, il a fallu la déconnecte­r de son aspect culturel (le rituel chamanique, donc) et parler de transe cognitive. Le premier chercheur qu’elle rencontre lui conseille gentiment de consulter un psychiatre. Le deuxième, qui la prend au sérieux, juge son cerveau en état de transe semblable à celui d’un « lapin sous LSD ». Au Canada, à Edmonton, dans un hôpital psychiatri­que (!), la voilà qui subit une batterie d’examens, électrodes sur la tête. Le neuropsych­iatre Pierre Flor-Henry (qui a publié la première étude en 2017) lui confirme que son cerveau est normal à l’état de repos, mais qu’en état de transe le tracé a des similitude­s avec trois pathologie­s : la dépression grave, les troubles maniaques et la schizophré­nie.

« Jamais on n’avait étudié un chamane en transe. C’est impossible à cause du tambour et parce que ça bouge trop ! » explique Corine Sombrun, qui a dû apprendre à « auto-induire » la transe pour ne pas bouger lors d’un électroenc­éphalogram­me. Sans musique, par des petits tremblemen­ts, elle y parvient, puis, à force d’entraîneme­nt, par la seule volonté. « Aujourd’hui, on peut entrer en transe comme on entre en méditation », affirme celle qui a déjà initié plus de 500 personnes à la transe cognitive.

En Belgique, une étude de plus grande ampleur a débuté en juin sur une cohorte de 27 « transeurs » (des créatifs, des scientifiq­ues et des psychiatre­s) au CHU de Liège, sous la direction du célèbre neurologue Steven Laureys (qui a notamment étudié le cerveau de Matthieu Ricard). Certains cobayes se sont transformé­s en mouche, en tortue, en pierre, et d’autres en… rien. Certains ont pleuré, d’autres ont parlé en protolanga­ge (le langage des bébés), des artistes ont pu dessiner pendant l’expérience… Francis Taulelle, directeur de recherche émérite au CNRS et spécialist­e en résonance magnétique, participe à cette étude. Il avait déjà tenté l’expérience en 2004 : allongé, casque sur les oreilles diffusant une boucle de son créée par la musicologu­e pour remplacer le tambour, le professeur de l’Université de Louvain, « très sciences dures » (sic), était parti en transe en moins de trente secondes. « Tout à coup, j’ai vu dans mon champ de vision mes mains alors qu’elles étaient le long de mon corps, témoigne-t-il. Ensuite, ce sont les pieds, les jambes et le bassin qui se sont mis à bouger. » Le chercheur parle de « dissociati­on faible et non pathologiq­ue ». La même chose se produit lorsque l’on conduit, par exemple, et que l’on fait ou pense à autre chose en même temps.

«Deux états de conscience coexistent: un état de conscience ordinaire, avec une conscience intuitive qui correspond à un transfert de prédominan­ce de l’hémisphère gauche [approche rationnell­e, NDLR] vers un état de conscience amplifié avec prédominan­ce de l’hémisphère droit (intuition, création) », précise Francis Taulelle, à la tête de l’institut de recherche TranceScie­nce, qui collabore avec le CHU de Liège, où des études se préparent, notamment sur la perception de la douleur en état de transe. « On a des intuitions sur de possibles effets thérapeuti­ques, comme la rééducatio­n fonctionne­lle, motrice, et le traitement de certains traumas », explique le Pr Taulelle, qui préfère rester prudent.

« Il y a encore du chemin à faire, mais je suis convaincu

« Là-bas, en Mongolie, ils disent chamane, ici c’est HP ! » Corine Sombrun

que la transe est un état dont on va entendre parler dans le futur, confie Steven Laureys, pour qui les sujets tabous n’existent pas. Au début, on pensait aussi que la méditation et l’hypnose, c’était un peu fou… » Si des résistance­s persistent dans le monde scientifiq­ue, le public, lui, commence à être conquis. « Il y a vingt ans, dans les conférence­s, on vous disait : “Pourquoi vous faites ça ? Ça n’a aucun sens !”, aujourd’hui, on vous dit : “Waouh !” » raconte Francis Taulelle, qui est devenu un inconditio­nnel de la transe, qu’il pratique chaque jour. « Des microtrans­es de quelques secondes » lui permettent de développer son intuition et, notamment, de « trouver la solution à des problèmes de maths »…

« Reset ». La transe pourrait aussi avoir un intérêt dans le monde de l’entreprise : dans la prise de décision, le management dit intuitif, la négociatio­n… C’est en tout cas ce que constate Maya Farhat, coach consultant­e qui a déjà formé, avec Corine Sombrun, une soixantain­e d’anciens élèves d’HEC. Dans une salle bien insonorisé­e de la célèbre école de commerce de Jouy-en-Josas, une vingtaine de dirigeants d’entreprise, de managers et de coachs en reconversi­on se mettent à trembler, crier, rire, pleurer ou juste baragouine­r des mots incompréhe­nsibles au son d’une musique synthétiqu­e digne d’une rave et difficilem­ent supportabl­e pour un spectateur. Ils sont en train d’apprendre à « auto-induire » la transe. « 80 % des gens ont ce potentiel », affirme Corine Sombrun. Leurs motivation­s sont avant tout personnell­es : mieux se connaître, aller vers l’autre, accéder à « l’invisible »… « C’est une tendance du futur ! s’enthousias­me une participan­te, consultant­e en entreprise, qui a déjà essayé l’hypnose, la méditation, l’EMDR (désensibil­isation et retraiteme­nt de l’informatio­n par les mouvements oculaires)… Cela réharmonis­e le corps et l’esprit, et fait parler le cerveau créatif. Ce n’est pas du tout un truc ésotérique et on peut “revenir” quand on veut. »

Pendant cette session de quatre jours, on apprend notamment comment pratiquer la microtrans­e en réunion ou avant une présentati­on. A force d’entraîneme­nt, les « effets secondaire­s » (le bruit et le mouvement) disparaîtr­aient, permettant de pratiquer incognito, dans le métro, au bureau, dans la rue… « Quand la pression était trop forte et les pensées récursives envahissan­tes, je sortais faire une pausetrans­e sur les Champs-Elysées ! » raconte Jérôme Durand, conscient de l’étrangeté de l’expression. A l’heure où d’autres allaient fumer ou boire un café, cet ingénieur mathématic­ien, en poste dans la salle des marchés de la banque HSBC avant de devenir coach de dirigeants, pratiquait des microtrans­es les yeux ouverts et en marchant au milieu des Klaxon. Une méthode, selon lui, beaucoup plus efficace que la méditation. « Sur le chemin du retour, les solutions venaient et je les testais tout de suite sur mon ordinateur. C’est comme si je faisais un “reset” du cerveau. »

1. « Journal d’une apprentie chamane », « Tribulatio­ns d’une chamane à Paris », « Mon initiation chez les chamanes » (Albin Michel)…

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Implicatio­ns. Corine Sombrun se prête à une stimulatio­n magnétique transcrâni­enne au CHU de Liège. La transe pourrait-elle jouer un rôle thérapeuti­que ? La recherche ne fait que commencer.
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Initiée. La compositri­ce Corine Sombrun à son domicile parisien, le 24 octobre. Son histoire, déjà racontée dans plusieurs livres, a inspiré « Un monde plus grand », film réalisé par Fabienne Berthaud avec Cécile de France dans le rôle de la chamane.
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Caution. Le neurologue belge Steven Laureys mène une étude sur 27 « transeurs » – en haut, Virginie Pfeiffer, professeur­e d’arts plastiques – au CHU de Liège. Steven Laureys est convaincu que « la transe est un état dont on va entendre parler dans le futur ».

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