Peugeot et Fiat, l’été qui a tout changé
La fusion des deux constructeurs accoucherait d’un géant. Histoire d’une négociation secrète.
Ce soir de pluie et de brouillard, ils ont dîné dans un bon restaurant et partagé « les yeux dans les yeux » leur envie de marier le Groupe PSA Peugeot Citroën et Fiat Chrysler Automobiles (FCA). Le dimanche 27 octobre, Carlos Tavares, le PDG au visage anguleux et aux cheveux gris qui a redopé le Lion et Opel en cinq ans, et John Elkann, l’héritier de la famille Agnelli à l’air juvénile et à la chevelure bouclée, se rencontrent enfin. Le tête-à-tête ultraconfidentiel se déroule à Paris, la capitale chérie tant du Portugais de 61 ans, qui a étudié à l’Ecole centrale et dont la mère enseignait le français, que de l’Italien de 43 ans, qui a décroché son bac au lycée parisien Victor-Duruy, qu’il ralliait le matin à vélo. Les deux francophiles scellent ce jour-là la création du quatrième constructeur automobile mondial. Un mastodonte qui revendique 8,7 millions de véhicules vendus par an, un chiffre d’affaires de 170 milliards d’euros (hors Magneti Marelli et Faurecia), une valeur boursière de plus de 40 milliards d’euros et 410 000 employés dans le monde. Son portefeuille de quatorze marques est large, de la citadine Peugeot 208 à la petite Fiat 500 en passant par les 4 x 4 et les pick-up de Jeep et de Ram, les modèles premium de DS et les bolides de Maserati.
Avant son rendez-vous avec Elkann, président de FCA et du holding familial Exor (qui est propriétaire de 30 % de Fiat), le « psychopathe
de la performance » de PSA, comme il se qualifie lui-même, a surtout discuté par téléphone avec Mike Manley, patron opérationnel de l’ensemble italo-américain qui a succédé à Sergio Marchionne, décédé en juillet 2018. Les deux hommes s’apprécient et se croisent dans les Salons automobiles. Ils se sont même vus discrètement au Motor Show de Genève, en mars. « Ils ont une vision commune et un respect mutuel profond », souffle un fidèle lieutenant de Tavares.
Voilà des années que le sochalien et le turinois jouent au chat et à la souris. A tel point que la fusion entre Peugeot et Fiat est l’un des plus vieux serpents de mer de l’industrie automobile. En 2014, année de l’arrivée de Carlos Tavares à la tête de PSA, une alliance semblait même à portée de main. Alors quand, fin mai 2019, FCA décide de se fiancer à Renault, le président de PSA fulmine tel un prétendant éconduit. Juste après l’officialisation des bans, il envoie un petit mémo aux membres de son conseil de surveillance dans lequel il fustige l’opportunisme de Fiat et un accord qui se ferait au détriment de Renault. Le texte fuite opportunément, comme si Carlos Tavares voulait faire pression sur l’Etat, qui se retrouve face à un dilemme, car il est actionnaire à 15 % du capital de la firme de Boulogne-Billancourt via l’Agence des participations de l’Etat, mais aussi de 12 % du Lion via Bpifrance. La suite est connue. Le mariage du turinois et de Renault prend l’eau rapidement et les négociations sont stoppées début juin.
Selon nos informations, les premiers contacts sérieux entre Carlos Tavares et Mike Manley ont lieu en août. Appels téléphoniques, textos… Les discussions vont bon train sur les dossiers «Stella» et
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« Paris », noms de code de ■
Fiat et Peugeot. Les deux banquiers stars à la manoeuvre sont Erik Maris (Mediobanca) pour PSA et François-Xavier de Mallmann (Goldman Sachs) pour FCA. D’autres entreront plus tard dans la danse : D’Angelin & Co, Morgan Stanley, Lazard, Zaoui & Co et Perella Weinberg. Les avocats de Bredin Prat, déjà actifs lors du rachat d’Opel en 2017, épaulent PSA ; ceux de Sullivan & Cromwell et Darrois Villey Maillot Brochier conseillent FCA, comme lors du projet d’union avec Renault.
« Fin août, les bases d’un deal étaient bien définies », nous confie une source qui a participé aux négociations. Mais il reste un point essentiel à régler : le montant du dividende exceptionnel en cash que veulent percevoir les actionnaires de FCA avant la fusion. La famille Agnelli, actionnaire historique du constructeur, est réputée très gourmande en liquidités. « Cela achoppait sur le chiffre, explique un acteur du dossier. Grosso modo, les Agnelli voulaient un dividende de 6 milliards d’euros, ce qui était hors de question pour le clan Peugeot, qui avait fixé la barre à 5 milliards au maximum. » Les Turinois, qui ont un temps cru que les Sochaliens accepteraient de monter à 5,5 milliards, referment les discussions. En septembre, John Elkann semble laisser la porte ouverte à Renault. Pourtant, s’il reste favorable au projet, Jean-Dominique Senard a d’autres soucis à la tête de la marque au losange. L’été a été morose pour Renault, avec des ventes décevantes et un lancement timide de la Clio5. La situation s’est tendue entre le président et son numéro deux, Thierry Bolloré, qui n’évite pas une baisse de la rentabilité du constructeur, laquelle conduira en octobre à son départ et à un avertissement financier de la firme de Boulogne-Billancourt.
En outre, le Losange est accaparé par le rétablissement de la confiance avec son allié nippon Nissan, sévèrement abîmée par l’affaire Ghosn puis par le projet d’union avec FCA, que l’Etat français a fait capoter.
Course de vitesse. « Elkann s’est rendu compte que les négociations entre Renault et les Japonais restaient compliquées et que convaincre l’Etat actionnaire de référence d’une entreprise à l’ADN si français allait prendre des mois, raconte un fidèle du petit-fils de Gianni Agnelli. Le marché automobile s’était encore dégradé, et Elkann voulait rapidement s’allier pour mutualiser les investissements nécessaires dans la voiture électrique. »
L’électrique, justement, constitue le talon d’Achille de FCA, contraint d’acheter à Tesla des crédits CO2 à prix d’or pour ne pas payer d’amende antipollution. John Elkann, dont le groupe perd de l’argent en Europe mais en gagne beaucoup aux Etats-Unis, doit trouver un partenaire. Or PSA, s’il a pris du retard sur Renault et Nissan, a dans son catalogue la citadine e-208 et bientôt la DS3 Crossback E-Tense.
Au siège de Peugeot, à Rueil-Malmaison, Tavares ambitionne de conquérir l’Amérique. S’unir à Fiat symbolise le retour de PSA aux Etats-Unis, d’où la société est partie penaude en 1991. Demandez à un Américain ce que la marque Peugeot évoque pour lui : les plus calés citeront la 403 Cabriolet de l’inspecteur Columbo et les trois victoires aux 500 Miles d’Indianapolis, qui datent des années 1910… En 2018, Fiat Chrysler a écoulé sur le sol américain 2,23 millions de véhicules, dont beaucoup de Jeep et de pick-up Ram. Un marché aux marges très juteuses (plus de 10 %), même si ces grosses voitures devront tôt ou tard passer à l’électrique. Ce rêve américain vaut bien un effort financier. PSA a finalement acté un dividende exceptionnel de 5,5 milliards d’euros que FCA reversera à ses actionnaires avant la fusion. Ceux de PSA devront se contenter d’environ 3 milliards d’euros d’actions Faurecia, car le constructeur leur cédera avant l’opération les 46 %
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du capital qu’il détient dans l’équipementier.
Début octobre, le dialogue entre Tavares et Manley reprend à une « vitesse fulgurante ». Dans la soirée du dimanche 27, le patron du Lion reçoit enfin la visite, cruciale, de John Elkann à Paris. L’annonce publique des négociations est programmée pour le jeudi 31, jour de la publication des résultats trimestriels de Fiat Chrysler. Mais les fuites dans le Wall Street Journal chamboulent ce calendrier. Le mardi 29, c’est le branle-bas de combat au service communication de PSA. Le soir, on se refuse à commenter. Puis à7h 45, le mercredi 30, PSA envoie un communiqué, indépendamment de FCA, confirmant des « discussions en cours». Vers 14 heures, les douze membres du conseil de surveillance du sochalien se réunissent au cinquième étage du siège de Rueil-Malmaison. La plupart sont présents physiquement, les quelques absents en vis io conférence.Animés, les échanges s’ étirent sur quatre heures. Face aux inquiétudes des représentants des salariés et de Bpifrance (bras financier de l’Etat), le patron de Peugeot promet qu’il n’y aura aucune fermeture d’usine en France. Si la création d’un holding de contrôle installé aux Pays-Bas fait tiquer certains membres, le conseil de surveillance approuve néanmoins à l’unanimité l’ouverture des négociations. Tavares sera le patron opérationnel du futur groupe pour au moins cinq ans et Elkann le président d’un conseil d’administration composé de onze membres, dont six provenant de PSA, parmi lesquel Tavares.
Jeudi 31 octobre, les fiancés présentent les grandes lignes de leur union dans un communiqué conjoint. Au comité d’entreprise du groupe, le directeur des ressources humaines, Xavier Chéreau, réitère l’engagement de préserver les sites français. « Nous resterons très vigilants sur l’emploi, mais Carlos Tavares a prouvé avec l’intégration d’Opel qu’il savait bien faire les choses », dit Olivier Lefebvre, délégué central de FO, premier syndicat du sochalien. A Paris, certains crient aujourd’hui à une « fausse union à 50-50 » et estiment que Peugeot a vendu son âme à Fiat. « Je ne suis pas certain que Jeep soit un phare qui va éclairer le groupe PSA », tranche le consultant Philippe Chain. A Turin, d’autres prétendent à l’inverse que le Lion français a dévoré les Italiens. Les intéressés rétorquent qu’ils avaient « énormément envie et besoin de ce deal dans un marché difficile ».
Ironie du sort. Beaucoup moins enthousiaste au printemps sur l’alliance Renault-FCA, Bruno Le Maire salue « une bonne nouvelle pour l’industrie française et l’industrie européenne », qui « donne à PSA la taille critique pour faire face au double défi du véhicule autonome et du véhicule électrique ». Le ministre de l’Economie se félicite que « la France dispose de deux constructeurs automobiles parmi les cinq champions mondiaux ». Plus aucun obstacle ne barre la route au mégaprojet. « Il ne reste plus qu’à mettre en musique la fusion, qui sera annoncée au plus tard en décembre », prédit une source bien informée. Ironie du sort : Carlos Tavares, l’ex-bras de Carlos Ghosn à Renault et devenu le big boss de PSA, rafle Fiat Chrysler à son ancien employeur…
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« Je ne suis pas certain que Jeep soit un phare qui va éclairer le groupe PSA. »
Philippe Chain, consultant en stratégie