Le Point

Arrêtons de mettre des ruches partout !

A force d’installer des colonies sur tous les toits pour sauvegarde­r les abeilles, on finirait presque par les mettre en danger.

- PAR CAROLINE TOURBE

Sur les immeubles de bureaux, au-dessus des bâtiments publics, dans les parcs… A Paris, tout le monde veut ses abeilles et son pot de miel. La capitale n’est pas une exception, l’engouement est général. De nombreuses villes partout en Europe ont financé des programmes d’installati­ons massives. En parallèle, des sociétés privées proposent aux entreprise­s de leur livrer un rucher clés en main. Le Point lui-même s’est offert en 2016 deux magnifique­s ruches, installées juste au-dessus de la rédaction. Alors que 300 colonies se partageaie­nt le ciel de Paris en 2011, elles seraient désormais plus de 2 700.

A priori, quoi de plus louable que de laisser une petite place à la nature dans nos grandes cités, tout en soutenant le travail des apiculteur­s, dont l’activité est gravement menacée par l’utilisatio­n des pesticides et les attaques de parasites ? Mais ce qui apparaissa­it comme une excellente idée au départ serait en train de virer au cauchemar pour la biodiversi­té des abeilles !

« Installer quelques ruches en ville, c’est bien, mais mettre des colonies partout, c’est une catastroph­e ! » s’emporte Bernard Vaissière, chercheur au laboratoir­e Pollinisat­ion et écologie des abeilles à l’Inra d’Avignon. Parce que le monde des abeilles ne se résume pas à la star des ruches, l’abeille domestique Apis mellifera. Notre pays ne compte pas moins de 1 000 espèces différente­s. Une ville comme Paris en abrite à elle seule près d’une centaine. Ces abeilles sauvages, majoritair­ement solitaires, nichent dans le sol ou dans le bois, ne butinent parfois qu’un seul type de fleurs, bien loin du rythme effréné de leurs

consoeurs domestique­s, qui vivent dans des colonies pouvant atteindre des dizaines de milliers d’individus. Capable de produire de grandes quantités de miel, une colonie d’Apis mellifera récolte de 80 à 100 kilos de pollen par an en butinant de très nombreuses variétés de fleurs. Toutes ces ouvrières citadines ne risquent-elles pas de devenir une menace directe pour la survie des abeilles sauvages ? Si les scientifiq­ues soupçonnen­t le problème depuis un moment, une étude menée par Isabelle Dajoz, chercheuse en écologie à l’université Paris-7 Diderot, le montre avec précision dans la capitale. Avec son équipe, elle a patiemment relevé, pendant trois printemps, la fréquentat­ion de différente­s zones fleuries par les pollinisat­eurs. Ses observatio­ns montrent que, dans un rayon de 500 mètres, plus les fleurs sont visitées par les abeilles domestique­s, moins elles le sont par les abeilles sauvages et les autres insectes pollinisat­eurs. Surtout, « les abeilles domestique­s consomment tout le nectar ou presque ! Il ne reste plus rien pour les sauvages », déplore Isabelle Dajoz. Pour la chercheuse, continuer à relayer le message que les ruches sauvent la vie des abeilles, c’est comme faire croire que l’on peut « sauver les mammifères en mettant des vaches et des cochons partout dans la nature ».

Evidemment, les profession­nels du miel, qui luttent contre l’effondreme­nt de leurs colonies, ne sont pas très enclins à admettre que le développem­ent de leur activité peut nuire aux autres pollinisat­eurs. Pourtant, Thierry Duroselle, président de la Société centrale d’apiculture, associatio­n emblématiq­ue installée depuis 1855 dans la capitale, le reconnaît : « Il faudrait évaluer le potentiel floristiqu­e d’une ville par quartier et ensuite seulement décider du nombre de ruches à installer. » Le spécialist­e, qui s’inquiète de la diminution de la production de miel dans ses ruches, estime que, « même si ce phénomène est sûrement multifacto­riel – avec l’arrivée du frelon asiatique, qui tue les abeilles, ou l’enchaîneme­nt de mauvaises conditions climatique­s –, il ne faut pas se voiler la face: il y a des excès ! »

Limites. Pour Isabelle Dajoz, à Paris, il ne faudrait pas dépasser une colonie au kilomètre carré en moyenne, bien loin des 27 actuelles! Des estimation­s qui risquent de susciter de nombreux débats. C’est vrai, pourquoi ne pas tout simplement fleurir davantage les rues ? L’idée est séduisante, mais le résultat est loin d’être garanti, car même en pleine nature les limites peuvent être rapidement atteintes. « Une étude menée dans un parc national en Espagne a montré qu’il existe déjà des interféren­ces négatives entre abeilles domestique­s et autres pollinisat­eurs sauvages dès trois ruches par kilomètre carré », indique Benoît Geslin, de l’Institut méditerran­éen de biodiversi­té et d’écologie marine et continenta­le (Marseille), qui étudie l’évolution de la situation dans le parc national des Calanques.

Certaines municipali­tés, bien informées, ont déjà adopté des mesures drastiques : Besançon et Lyon ont interdit les nouvelles installati­ons publiques. Metz s’y met aussi : « Il faut à tout prix faire passer le message aux entreprise­s et à nos concitoyen­s, car rien ne les empêchent, eux, de continuer à installer des ruches tout en croyant bien faire », note Marylin Molinet, élue chargée du dossier.

La mairie de Paris organisait, pas plus tard que l’année dernière, un appel à projets pour installer 19 ruchers. Mais Pénélope Komitès, adjointe chargée des espaces verts, l’annonce : « Ce seront les dernières installati­ons. Après, on arrête.» En attendant, pour les abeilles sauvages qui bourdonnen­t encore en ville, le péril demeure

C’est comme vouloir « sauver les mammifères en mettant des vaches et des cochons partout dans la nature ».

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Apis mellifera. Elevée à grande échelle, l’abeille domestique est capable de produire d’importante­s quantités de miel.
L’abeille sur un toit brûlant. Face à l’église du Val-deGrâce, les ruches de l’Ecole normale supérieure, rue d’Ulm, à Paris. Apis mellifera. Elevée à grande échelle, l’abeille domestique est capable de produire d’importante­s quantités de miel.
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 ??  ?? Megachile willughbie­lla.
Osmia rufa. L’osmie rousse, abeille sauvage, affectionn­e les parcs et les balcons.
Megachile willughbie­lla. Osmia rufa. L’osmie rousse, abeille sauvage, affectionn­e les parcs et les balcons.
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Habituée des villes, cette abeille sauvage « coupeuse de feuilles » les utilise pour construire son nid.
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 ??  ?? Lasiogloss­um morio. C’est l’une des abeilles sauvages les plus présentes à Paris intra-muros.
Lasiogloss­um morio. C’est l’une des abeilles sauvages les plus présentes à Paris intra-muros.
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