Arrêtons de mettre des ruches partout !
A force d’installer des colonies sur tous les toits pour sauvegarder les abeilles, on finirait presque par les mettre en danger.
Sur les immeubles de bureaux, au-dessus des bâtiments publics, dans les parcs… A Paris, tout le monde veut ses abeilles et son pot de miel. La capitale n’est pas une exception, l’engouement est général. De nombreuses villes partout en Europe ont financé des programmes d’installations massives. En parallèle, des sociétés privées proposent aux entreprises de leur livrer un rucher clés en main. Le Point lui-même s’est offert en 2016 deux magnifiques ruches, installées juste au-dessus de la rédaction. Alors que 300 colonies se partageaient le ciel de Paris en 2011, elles seraient désormais plus de 2 700.
A priori, quoi de plus louable que de laisser une petite place à la nature dans nos grandes cités, tout en soutenant le travail des apiculteurs, dont l’activité est gravement menacée par l’utilisation des pesticides et les attaques de parasites ? Mais ce qui apparaissait comme une excellente idée au départ serait en train de virer au cauchemar pour la biodiversité des abeilles !
« Installer quelques ruches en ville, c’est bien, mais mettre des colonies partout, c’est une catastrophe ! » s’emporte Bernard Vaissière, chercheur au laboratoire Pollinisation et écologie des abeilles à l’Inra d’Avignon. Parce que le monde des abeilles ne se résume pas à la star des ruches, l’abeille domestique Apis mellifera. Notre pays ne compte pas moins de 1 000 espèces différentes. Une ville comme Paris en abrite à elle seule près d’une centaine. Ces abeilles sauvages, majoritairement solitaires, nichent dans le sol ou dans le bois, ne butinent parfois qu’un seul type de fleurs, bien loin du rythme effréné de leurs
consoeurs domestiques, qui vivent dans des colonies pouvant atteindre des dizaines de milliers d’individus. Capable de produire de grandes quantités de miel, une colonie d’Apis mellifera récolte de 80 à 100 kilos de pollen par an en butinant de très nombreuses variétés de fleurs. Toutes ces ouvrières citadines ne risquent-elles pas de devenir une menace directe pour la survie des abeilles sauvages ? Si les scientifiques soupçonnent le problème depuis un moment, une étude menée par Isabelle Dajoz, chercheuse en écologie à l’université Paris-7 Diderot, le montre avec précision dans la capitale. Avec son équipe, elle a patiemment relevé, pendant trois printemps, la fréquentation de différentes zones fleuries par les pollinisateurs. Ses observations montrent que, dans un rayon de 500 mètres, plus les fleurs sont visitées par les abeilles domestiques, moins elles le sont par les abeilles sauvages et les autres insectes pollinisateurs. Surtout, « les abeilles domestiques consomment tout le nectar ou presque ! Il ne reste plus rien pour les sauvages », déplore Isabelle Dajoz. Pour la chercheuse, continuer à relayer le message que les ruches sauvent la vie des abeilles, c’est comme faire croire que l’on peut « sauver les mammifères en mettant des vaches et des cochons partout dans la nature ».
Evidemment, les professionnels du miel, qui luttent contre l’effondrement de leurs colonies, ne sont pas très enclins à admettre que le développement de leur activité peut nuire aux autres pollinisateurs. Pourtant, Thierry Duroselle, président de la Société centrale d’apiculture, association emblématique installée depuis 1855 dans la capitale, le reconnaît : « Il faudrait évaluer le potentiel floristique d’une ville par quartier et ensuite seulement décider du nombre de ruches à installer. » Le spécialiste, qui s’inquiète de la diminution de la production de miel dans ses ruches, estime que, « même si ce phénomène est sûrement multifactoriel – avec l’arrivée du frelon asiatique, qui tue les abeilles, ou l’enchaînement de mauvaises conditions climatiques –, il ne faut pas se voiler la face: il y a des excès ! »
Limites. Pour Isabelle Dajoz, à Paris, il ne faudrait pas dépasser une colonie au kilomètre carré en moyenne, bien loin des 27 actuelles! Des estimations qui risquent de susciter de nombreux débats. C’est vrai, pourquoi ne pas tout simplement fleurir davantage les rues ? L’idée est séduisante, mais le résultat est loin d’être garanti, car même en pleine nature les limites peuvent être rapidement atteintes. « Une étude menée dans un parc national en Espagne a montré qu’il existe déjà des interférences négatives entre abeilles domestiques et autres pollinisateurs sauvages dès trois ruches par kilomètre carré », indique Benoît Geslin, de l’Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale (Marseille), qui étudie l’évolution de la situation dans le parc national des Calanques.
Certaines municipalités, bien informées, ont déjà adopté des mesures drastiques : Besançon et Lyon ont interdit les nouvelles installations publiques. Metz s’y met aussi : « Il faut à tout prix faire passer le message aux entreprises et à nos concitoyens, car rien ne les empêchent, eux, de continuer à installer des ruches tout en croyant bien faire », note Marylin Molinet, élue chargée du dossier.
La mairie de Paris organisait, pas plus tard que l’année dernière, un appel à projets pour installer 19 ruchers. Mais Pénélope Komitès, adjointe chargée des espaces verts, l’annonce : « Ce seront les dernières installations. Après, on arrête.» En attendant, pour les abeilles sauvages qui bourdonnent encore en ville, le péril demeure
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C’est comme vouloir « sauver les mammifères en mettant des vaches et des cochons partout dans la nature ».