Art, la ruée vers Shanghai
Entre diplomatie culturelle et « art de l’esquive », le Centre Pompidou s’installe en Chine. Pour cinq ans.
Aquoi sert un musée ? Réponse A : à offrir aux contemplatifs un lieu calme pour admirer la beauté et aux blasés la possibilité d’un étonnement salutaire. Réponse B : à prouver à ceux qui croient tout savoir qu’il existe des gens qui se font une autre idée du monde, envoient promener nos certitudes en quelques gestes inspirés, et qu’on les appelle des « artistes». Réponse C: à donner de la compagnie aux chefs-d’oeuvre, qui sinon s’ennuieraient.
Alors ? Les trois réponses sont bonnes. Même la C, quoiqu’un peu romanesque. Mais il faudrait en proposer une quatrième : une réponse géopolitique. Celle qu’Emmanuel Macron, venu à Shanghai inaugurer, pendant sa visite d’Etat en Chine, le tout nouveau Centre Pompidou x West Bund Museum Project, formule aux autorités chinoises, ce 5 novembre, juste avant son dîner avec son homologue, Xi Jinping, invoquant pour l’occasion les mânes d’André Malraux et le souvenir de la présence jésuite.
Il faut l’entendre à la tribune, tel un capitaine à la barre de ce bâtiment arrimé à la rive ouest du fleuve Huangpu, apportant à l’empire du Milieu sa cargaison de trésors signés Kandinsky, Giacometti, Miro, Chagall, Zao Wou-Ki ou Calder, exalter « le choix stratégique fait par la Chine de l’ouverture » à la
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France, « la construction en commun des grandes ■ affaires du monde », mais aussi « les petits freins qui existent, et les verrous » qu’il reste à faire sauter. Lesquels ? La censure, pardi ! Le sujet tabou, abordé d’abord en privé au cours d’un déjeuner avec des artistes chinois, et développé tranquillement dans l’heure qui suit devant les officiels shanghaïens, au grand étonnement de la presse anglo-saxonne, bouche bée devant sa « museum diplomacy ».
Car Emmanuel Macron, audace suprême, non seulement fait habilement état de la censure qui a cours dans le pays – sans jamais prononcer le mot – mais explique, devant les autorités chinoises, comment la contourner ! « Il y aura des moments où créer sera difficile, il y aura des oeuvres qui seront difficiles à montrer, plus que d’autres, c’est ainsi. Mais il y aura toujours des silences qui diront, des contournements qui aideront à faire, un art de l’esquive qui permettra d’avancer. » En Chine, c’est Macron Sun Tzu !
Aquaman contre Mondrian. A ses côtés, fort aussi, avec ses 120 000 oeuvres, de la plus grande collection au monde d’art moderne et contemporain derrière celle du MoMa new-yorkais, le président du Centre Pompidou, Serge Lasvignes, cite Georges Pompidou (« L’oeuvre d’art, c’est l’épée de l’archange, il faut qu’elle nous transperce »), qui avait été le premier chef d’Etat à se rendre en Chine, en 1973, et se félicite que tous les acteurs du projet, le premier dans le pays d’une grande institution étrangère, aient réussi à « dépasser le narcissisme des petites différences pour créer une grande entreprise ». En gros : amis chinois, nous sommes là, nous travaillons ensemble, mais voilà qui nous sommes !
Réponse D, donc: un musée, c’est aussi un outil géopolitique, une arme de séduction massive, l’écrin d’un soft power – cette « influence douce » fondée en partie sur l’attractivité d’une culture – et un lieu qui rappelle qui l’on est. Les Américains ont Aquaman et les Black Panthers, nous avons Mondrian et Picasso.
C’est donc dans un environnement familier que l’on pénètre, une fois passées les portes vitrées du bâtiment un peu austère dessiné par l’architecte britannique David Chipperfield, dans les 25 000 mètres carrés de ces trois cubes de béton et de verre opalescent, au coeur de l’exposition « The Shape of Time », conçue par les équipes du Centre Pompidou pour offrir au public chinois un voyage dynamique et pédagogique à travers les mouvements artistiques occidentaux du XXe ou du XXIe siècle. La première salle aligne « Le guitariste », de Picasso, « La ville de Paris », de Robert Delaunay, « Le pont du remorqueur », de Fernand Léger, et une icône : la « Roue de bicyclette », de Marcel Duchamp. La deuxième est tout aussi spectaculaire, proposant Kandinsky, Klee, Mondrian, et la troisième, Brancusi, Chagall, Miro, ou encore un Picasso, pourquoi se priver.
Le reste est à l’avenant : les créations des superstars Giacometti, Richter, Lee Ufan, Cy Twombly, Calder, Ellsworth Kelly jalonnent ce « déplacement du spectateur », pour reprendre le titre de la belle oeuvre hallucinogène de Julio Le Parc. Non sans quelques appels du pied au public local, avec les peintures d’Henri Michaux à l’encre… de Chine, évidemment, le visage calligraphié de l’artiste chinois Zhang Huan ou l’avion en bambou et osier de son compatriote Cai Guo-Qiang, piqué de centaines de paires de ciseaux ou de canifs saisis par la police à l’aéroport, qui clôt le parcours par sa forme de baleine volante et son titre ironique, « Bon voyage ». En dehors de Boltanski, Messager et Soulages, une oeuvre d’Hyber aussi, peu d’artistes français vivants sont exposés, déplorent quelques observateurs, soulignant que « les Allemands ou les Anglais n’auraient pas hésité à se servir de cette vitrine pour présenter davantage leurs artistes ». A ce bémol près, l’exposition tient sa
« Il y aura des oeuvres qui seront difficiles à montrer, plus que d’autres, c’est ainsi. Mais il y aura toujours un art de l’esquive qui permettra d’avancer. » Emmanuel Macron
promesse, montrant les muscles d’une collection unique en un best of puissant et cohérent : 175 oeuvres prêtées, quand même.
En face, histoire de montrer que le centre n’est pas qu’un coffre-fort des beautés du passé, une autre exposition, « Observations », est consacrée à l’art vidéo, présentant une vingtaine d’oeuvres issues de la collection Nouveaux médias du Centre Pompidou, l’une des premières au monde avec plus de 3 000 vidéos. Parmi elles, du Bruce Nauman, du Joan Jonas, du Zhang Peili ou du Ryoji Ikeda. On s’arrête, amusé, devant « Contre-chant », de Harun Farocki, une vidéo qui joue avec des images de caméras de surveillance de l’espace public. Les visiteurs de Shanghai, où elles pullulent, et où l’on vous prend en photo dès que vous achetez une puce pour votre téléphone, apprécieront le clin d’oeil. On dirait bien que l’art de l’esquive, par l’ironie, est déjà à l’oeuvre.
Redevances. L’opération est fructueuse pour le Centre Pompidou. Les musées publics étrangers sont interdits en Chine et Serge Lasvignes aime à rappeler que même le prestigieux et britannique Victoria and Albert Museum, par exemple, ne dispose que d’une galerie au sein de la Design Society à Shenzhen. C’est donc sous la forme d’un partenariat, signé pour cinq ans (renouvelables) avec le Shanghai West Bund Group, une entreprise publique chinoise, que le projet a été conçu. Dans la première interview parue sur le projet (cf. Le Point n° 2448), le président de l’institution nous révélait, en toute transparence, que le Centre Pompidou perçoit des redevances (fees) pour l’exploitation de la marque Centre Pompidou à Shanghai, ainsi qu’une somme forfaitaire en échange de ses activités de conseil, de conservation et de restauration des oeuvres, de conception de la programmation et des frais de mission et de recrutements additionnels. Les fees se chiffrent à 1,4 million d’euros et le montant global forfaitaire à 2,75 millions, hors transports et assurances, pour chaque année du contrat. Une prime bienvenue pour une institution qui est de plus en plus contrainte, avec une subvention publique qui n’augmentera pas, de chercher des financements par elle-même (à hauteur de 35 % de ses ressources), et dont le budget d’acquisition d’oeuvres, pour l’année 2018, était de 2 millions d’euros. Le Shanghai West Bund Group, lui, assume l’ensemble de l’exploitation du musée et le développement de toute la zone qui l’entoure.
Et quelle zone ! Celle qui est appelée à devenir la première destination culturelle d’Asie, ce « corridor culturel » de 10 kilomètres carrés le long du fleuve Huangpu, dont le développement a été lancé dans la foulée de l’Exposition universelle de Shanghai, donne la mesure des ambitions de la ville, et du pays, en matière d’excellence et de domination dans tous les domaines. S’y promener offre un aperçu de l’avenir. Ici, le Yuz Museum, fondé par le milliardaire sino-indonésien Budi Tek, propose une exposition sur les rapports entre l’art et Hollywood et une
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Un monochrome gris de Richter aurait d’abord été recalé par les autorités, qui auraient demandé s’il n’existait pas en bleu, moins triste.
boutique d’objets arty siglés Toiletpaper (Maurizio ■ Cattelan et Pierpaolo Ferrari) ; là, une pléiade de galeries d’art, de cafés, avec sa faune de jeunes gens branchés aux yeux rivés sur leur smartphone, et le Centre de la photographie de Shanghai. Ici, le Tank, ouvert en mars par Qiao Zhibing, collectionneur de Damien Hirst et magnat des chaînes de karaoké, accueille les visiteurs dans quatre anciennes citernes transformées en lieu d’exposition au milieu d’un champ de fleurs où a lieu une séance photo de mode ; là se pose le Long Museum, fondé par Liu Yiqian, ancien chauffeur de taxi devenu milliardaire et qui, en 2015, a acquis le « Nu couché », de Modigliani, pour 170 millions de dollars. Ici encore, le grand hall qui abrite la foire d’art contemporain. Sans parler du West Bund Media Port, du Museum Mile, du mystérieux Shanghai Dream Center à venir encore dans cet espace arboré, sillonné par des couples à vélo électrique, qu’à l’horizon 2035 les responsables du West Bund Group veulent voir « aussi iconique que Paris Rive Gauche ».
« Les Chinois ont besoin de l’art, car nous sommes trop passifs, nous avons oublié notre cerveau. Nous avons peur de l’émotion. » Gong Yan, directrice de la Power Station of Art
Jouissance. Interrogé à la cafétéria du Centre Pompidou x West Bund, Chen Anda, son directeur général, annonce la construction imminente de trois salles de spectacle et l’implantation prochaine de grandes entreprises du high-tech et de tours de l’intelligence artificielle. Sûrement le chantier spectaculaire que nous avons vu juste avant, placardé d’affiches où on lit : « The most energetic AI field with the most superior industrial ecology ». Le rapport entre l’art humain et l’intelligence artificielle ? « L’art donne des réponses », répond Chen Anda, parlant « éducation » et « innovation culturelle ». Nous revient la phrase de Romain Rolland prononcée par le maire du district local lors de l’inauguration : « L’art est une jouissance et, de toutes, la plus enivrante. »
Le meilleur des mondes ? Côtés coulisses, c’est un peu moins enivrant. Les oeuvres présentées au Centre Pompidou x West Bund ont toutes été soumises au « bureau de la culture », autrement dit, de la censure. Messages politiques mais aussi représentation de la sexualité sont difficilement montrables. Même si, confie un observateur, on peut deviner derrière l’une des trois Grâces de « La ville de Paris », de Robert Delaunay, un homme en érection. On blague, mais quatre ou cinq oeuvres auraient été refusées et davantage auraient pu l’être. Serge Lasvignes évoque des « discussions » qui ont fait avancer les choses et refuse toute « autocensure ». Il avertissait dès cet été, dans nos colonnes : « Il s’agit aussi de montrer ce que nous jugeons important de faire voir à ce nouveau public dans une perspective d’ouverture et d’universalité. Notre volonté est de nous entendre sur des choix qui font sens pour les deux parties. Aujourd’hui, nous avons un espace de liberté suffisant mais, si ce n’était plus le cas, je renoncerais à travailler en Chine. » « La force de la censure, si censure il y a, c’est de ne jamais être là où on l’attend », souligne Bernard Blistène, directeur du Musée national d’art moderne. Ainsi, un monochrome gris de Richter aurait d’abord été recalé par les autorités, qui auraient demandé s’il n’existait pas en bleu, moins triste. Ne pas désespérer le peuple ? Yves Klein à la rescousse ?
Le Français Larys Frogier dirige le Rockbund Art Museum, l’un des musées privés les plus dynamiques du pays. S’il note un immense intérêt pour la culture occidentale, et française en particulier, il relève un accroissement des dispositifs administratifs de contrôle, invisibles de l’extérieur. Lui aussi doit soumettre les listes des oeuvres que le musée veut montrer au moins trois mois à l’avance au bureau de la culture, qui pose sur elles un « regard attentionné », ajoutet-il, en évoquant le paradoxe entre «l’image flamboyante, connectée, ouverte sur le monde promue par la Chine aujourd’hui et l’autoritarisme de plus en plus important qui s’appuie lui aussi sur la technologie ». Un signal favorable, toutefois : « La légitimation par la scène artistique internationale de ce qui se passe ici, qui ne peut plus être négligée par le pouvoir. »
Gong Yan, la jeune directrice de la Power Station of Art, l’ancienne centrale thermique devenue le plus important musée public de Shanghai, dont la cheminée relookée en thermomètre géant brille comme un phare dans la nuit de Chine, se veut optimiste, mais résolue. Elle connaît bien les membres du bureau de la censure, pardon, de la culture et les invite volontiers à ses vernissages. « Ils sont jeunes, ils sont curieux, et ils ont vu tellement d’oeuvres d’art, dit-elle. Il faut parler avec eux, aborder le problème de front et les convaincre. L’art ne peut pas changer la situation politique, mais il peut agir sur la société comme une forme de chirurgie. » Réparatrice ? « Les Chinois ont besoin de l’art, car nous sommes trop passifs, nous avons oublié notre cerveau. Nous avons peur de l’émotion. Et il y a un risque de standardisation. » Gong Yan était présente au déjeuner donné par Emmanuel Macron avec les artistes chinois : « Il a pris beaucoup de notes, et leur a parlé de leur silence. Il a été frappé par leur silence. » « Leur silence et leur “pudeur”, avait d’ailleurs lancé le président français à l’inauguration, disent aujourd’hui beaucoup de ce qui nous importe.» Quoi donc ? « Bâtir un peu d’universel » dans la « tension entre ces univers, entre ces imaginaires, entre ces irréconciliables. Prétendument… » Beau programme.
Qu’est-ce qu’un musée ? Réponse E : le lieu où s’exprime l’art de retrouver la parole. De tracer des lignes entre les points qui voudraient faire obstacle. Mais les points aussi peuvent se changer en lignes. Comme le disait Paul Klee (1879-1940), exposé à Shanghai : « Une ligne, c’est un point qui fait une promenade. »
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