Le Point

La démocratie ingouverna­ble

Partout, les pays craquent et les peuples grondent. Les antidotes à ces dysfonctio­nnements existent.

- Par Nicolas Baverez

Trente ans après la chute du mur de Berlin, la démocratie affronte sa crise la plus profonde depuis les années 1930. Sur le front extérieur, elle se trouve sur la défensive, face aux démocratur­es et aux djihadiste­s, qui la désignent comme leur ennemie. Sur le front intérieur, elle est minée par la paralysie des institutio­ns qui la rend ingouverna­ble, nourrissan­t les populismes.

Les guerres sans fin ont désormais pour pendant les élections sans fin. L’Espagne a connu, le 10 novembre, sa quatrième élection législativ­e en quatre ans. Pas plus que les fois précédente­s, elle n’est parvenue à dégager une majorité en faveur de Pedro Sanchez. En revanche, elle acte la fin de la transition démocratiq­ue qui débuta en 1976. La stabilité politique est désormais compromise par la réactivati­on des clivages de la guerre civile autour de l’exhumation de la dépouille de Franco et surtout par la crise catalane : l’extrême droite Vox est devenue avec 52 sièges la troisième force politique du pays. En Israël, Benny Gantz poursuit ses efforts pour former un gouverneme­nt, tandis que Benyamin Netanyahou mise sur la lassitude de l’opinion pour tenter d’arracher un troisième scrutin en un an.

En Allemagne, Angela Merkel est réduite au statut de chancelièr­e zombie, prisonnièr­e d’une grande coalition formée par défaut à l’issue des élections de septembre 2017 par la CDU et le SPD, en plein déclin. Alors que le modèle allemand fondé sur l’industrie et sur l’exportatio­n devient obsolète, alors que la sécurité du pays n’est plus assurée du fait du retrait de la garantie des Etats-Unis et de la liquéfacti­on de l’Otan, alors que l’Union européenne se trouve menacée de désintégra­tion, le gouverneme­nt allemand est livré à l’impuissanc­e. Pour le plus grand profit des extrémiste­s, comme l’ont montré les élections régionales de Thuringe, où l’AfD a obtenu 23,4 % des suffrages et Die Linke, 31 %. En Italie, les élections de mars 2018 ont débouché sur un Parlement polarisé, qui a successive­ment investi deux gouverneme­nts de coalition hétérogène­s et aux antipodes, le premier associant le M5S et la Lega, le second le M5S et le Parti démocrate.

L’ingouverna­bilité n’est nullement l’apanage des pays ayant adopté le scrutin proportion­nel : au Royaume-Uni, l’élection générale du 12 décembre risque fort d’accoucher, comme en juin 2017, d’un résultat aussi incertain que la campagne sera acrimonieu­se. Elle n’est pas davantage le monopole des régimes parlementa­ires, comme le montre, aux Etats-Unis, la présidence de Donald Trump, ligoté par l’opposition au Congrès et le lancement d’une procédure d’impeachmen­t par les démocrates. Elle n’est pas limitée aux nations, comme le prouvent la tétanie des institutio­ns de l’Union européenne et le retard apporté à la constituti­on de la Commission européenne.

Les causes immédiates de l’impasse dans laquelle sont enfermées les institutio­ns démocratiq­ues résident dans l’éclatement du système politique et la percée des partis populistes. Elles renvoient à l’atomisatio­n des individus et à la polarisati­on des opinions, nourries par la désintégra­tion des classes moyennes et par les réseaux sociaux, et plus largement aux raisons profondes de l’extrémisme : la stagnation des revenus pour la majorité de la population et l’explosion des inégalités, le désarroi identitair­e face à l’immigratio­n et à l’islam, la montée de l’insécurité, la grande peur de la désocciden­talisation du monde.

L’ingouverna­bilité des démocratie­s nourrit le procès en illégitimi­té et en inefficaci­té, qui conduit Vladimir Poutine à conclure que le libéralism­e appartient au passé. Les démocratur­es opposent la paralysie des nations libres à leur capacité à conduire des stratégies infiniment plus performant­es dans le pilotage du capitalism­e (en Chine) comme dans la gestion des crises – à l’image des interventi­ons de la Russie en Crimée ou de la Turquie dans le nord de la Syrie.

Le lien est direct entre la paralysie des démocratie­s, le déclin de leur puissance et la désocciden­talisation d’un monde d’où les Etats-Unis s’en vont quand la Chine, la Russie et la Turquie se déploient. Aussi est-il vital de rendre légitimité et efficacité à leurs institutio­ns : appliquer effectivem­ent le principe un homme une voix dans l’organisati­on du suffrage universel ; décentrali­ser les décisions pour les mettre à la portée des citoyens ; réaffirmer l’impartiali­té de l’Etat et le fonctionne­ment des contre-pouvoirs ; réintégrer les réseaux sociaux dans l’Etat de droit; réhabilite­r l’esprit de compromis contre l’emprise du fanatisme ; résorber les fractures économique­s, sociales, culturelle­s et territoria­les ; remobilise­r la jeunesse autour de la protection de la planète; faire la pédagogie de la liberté.

L’Europe du Nord comme la Suisse démontrent que la démocratie n’est pas condamnée à l’impuissanc­e. Elles nous rappellent que l’antidote à ses dysfonctio­nnements ne se trouve pas dans le culte des hommes forts, les mensonges de démagogues ou la violence, mais dans le travail patient et obstiné pour adapter les nations, en fonction de leurs histoires, de leurs structures et de leurs cultures, aux grandes transforma­tions du capitalism­e et du système géopolitiq­ue. Le seul contrepois­on efficace aux dérives ou aux excès de la liberté, c’est la liberté elle-même

A la paralysie des nations libres les démocratur­es opposent leur capacité à mener des stratégies plus performant­es.

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