Le Point

David Thesmar : « La France étouffe sous le centralism­e »

Professeur d’économie au Massachuse­tts Institute of Technology, le Français David Thesmar estime que l’économie de marché a encore de beaux jours devant elle.

- PROPOS RECUEILLIS PAR MATHIEU LAINE*

Le Point : Cet été, 200 dirigeants des plus grands groupes américains ont exprimé leur désir de ne plus seulement se concentrer sur les intérêts de leurs actionnair­es. Ne faut-il pas réinventer le capitalism­e? David Thesmar:

Cette déclaratio­n, c’est un coup d’Etat qui se donne l’apparence de la vertu. Le grand patronat exploite les inquiétude­s sur les dérives du capitalism­e pour renforcer son pouvoir sur les entreprise­s qu’il dirige. Les actionnair­es forment un contre-pouvoir bien gênant. Ils exigent des résultats, demandent des comptes. Habilement, les patrons reprennent le pouvoir et se permettent de définir la mission de l’entreprise sans l’accord explicite de ses propriétai­res légitimes. Le plus triste, c’est que la demande d’éthique est réelle. Une partie de cette demande peut être satisfaite par la régulation. Mais, en matière de morale, je fais davantage confiance au collectif (des consommate­urs, des investisse­urs socialemen­t responsabl­es) qu’à des ego qui cherchent à échapper à l’évaluation. Si les grands patrons ont tellement envie de faire le bien, qu’ils créent et dotent des fondations avec leur fortune et les fonds de ceux qu’ils parviendro­nt à convaincre.

Dans «Le grand méchant marché», coécrit en 2007 avec Augustin Landier, vous faisiez la pédagogie des vertus du marché. Après la crise et au temps du populisme, l’économie de marché a-t-elle toujours un si bel avenir?

Bien sûr ! D’ailleurs, je ne crois pas qu’elle soit sérieuseme­nt remise en question, à part peut-être en Corée du Nord et à Cuba. L’économie de marché reste ce qu’on a trouvé de mieux pour organiser la production décentrali­sée de biens et de services à moindre coût. Mieux, certaines intuitions de l’économie libérale sont fondamenta­les pour organiser la production de services non marchands : éducation, santé, action sociale, recherche. Ces services, en forte croissance, peuvent être fournis par des associatio­ns aux missions bien définies, financées par des donateurs exigeants, dirigées par des profession­nels et mises en concurrenc­e entre elles. C’est une erreur bien française que de penser que ce qui n’est pas strictemen­t capitalist­e doit forcément être du ressort de l’Etat.

Vous proposez de «redonner aux individus la maîtrise de leur destin». En quoi cela consiste-t-il?

La crise actuelle de nos démocratie­s n’a pas une explicatio­n purement économique. Les économiste­s ont souvent le sentiment que les problèmes sociaux sont solubles dans l’économie. C’était la vision incarnée par le candidat Macron, avec sa plaidoirie pour Uber dans les banlieues. C’est aussi la vision incarnée par les économiste­s obsédés par l’impôt redistribu­tif et la relance keynésienn­e. Le malaise est plus profond. Malgré une omniprésen­ce de l’Etat et une redistribu­tion massive par l’impôt – et, plus encore, par les services publics –, la France vient de connaître une profonde crise de la démocratie représenta­tive. Tout simplement parce que le pays étouffe sous le centralism­e. Education, retraite, santé, action sociale, sécurité routière, taxation : tout se décide à Paris et les mécontents n’ont pas d’autre solution que de se tourner vers le président. En parallèle, la société moderne, les technologi­es exposent les individus à un niveau de solitude d’une toxicité sans précédent. La seule solution, c’est le « circuit court » de la démocratie locale. Sans un acte de décentrali­sation massif des compétence­s en matière fiscale comme dans l’éducation, la santé, etc., la colère ne retombera pas.

France Stratégie vient de publier un rapport d’évaluation favorable quant aux effets de la suppressio­n de l’ISF. Pourtant, le rétablisse­ment d’une fiscalité plus lourde sur les plus riches était au coeur des revendicat­ions des gilets jaunes. Emmanuel Macron n’y a pas cédé. A-t-il bien fait?

Je le pense, même si, à mon sens, le paquet fiscal de la législatur­e n’était pas le bon. On ne sait pas si l’ISF nuisait vraiment à l’économie et on aura du mal à mesurer l’effet positif de sa suppressio­n, car il est statistiqu­ement très difficile de suivre l’argent rapatrié en France – à supposer que les «revenants fiscaux » décident d’investir leur épargne en France. Côté réduction de l’imposition des dividendes, les études disponible­s suggèrent un faible effet sur l’investisse­ment des entreprise­s. Mettre le paquet sur l’impôt sur les sociétés aurait été plus efficace et plus aisément mesurable. Mais il serait encore plus dangereux de changer le Code des impôts tous les quatre matins. Même s’il est difficile de l’établir scientifiq­uement, je pense que l’instabilit­é fiscale est encore plus toxique qu’un impôt pas parfaiteme­nt efficace.

Lorsque la Commission européenne a interdit la fusion entre Alstom et Siemens, la France et l’Allemagne se sont indignées et ont proposé de promouvoir une politique industriel­le plus volontaris­te. Quelle serait, selon vous, une bonne politique industriel­le française?

La politique industriel­le part toujours d’un bon sentiment, mais traduit en réalité un mélange d’électorali­sme volontaris­te (« On ne restera pas sans rien faire ») et de délire égotiste

de la part des politiques (« Non, ce deal n’a aucun sens, je vais le bloquer »). Le ministère du Redresseme­nt productif illustrait parfaiteme­nt ces deux tendances, comme avant lui le grand emprunt. C’est une constante de la vie politique française depuis les années 1960. Cela ne veut pas dire que l’Etat n’a aucun rôle à jouer, mais le volontaris­me industriel n’est qu’une distractio­n des enjeux les plus importants: la politique de la concurrenc­e, heureuseme­nt menée essentiell­ement à Bruxelles, doit s’adapter aux enjeux du numérique, ainsi que l’enseigneme­nt et la recherche, qui doivent être réformés en profondeur.

Selon vous, les conseils d’administra­tion français souffrent d’une endogamie qui nuit à la performanc­e des entreprise­s qu’ils dirigent. Que pensez-vous de l’action des fonds activistes sur notre territoire?

C’est un contre-pouvoir très utile, que les patrons détestent. N’oublions pas que les entreprise­s cotées en Bourse n’appartienn­ent pas à leurs patrons mais à leurs actionnair­es. Or l’apparition d’un activiste est en général une très bonne nouvelle pour eux. Les études montrent qu’en moyenne, lors- qu’un activiste intervient et fait valoir sa vision (industriel­le ou purement financière), le cours de la Bourse s’élève durablemen­t. Cette valeur peut être financière, mais aussi extrafinan­cière. Avec la montée de l’investisse­ment socialemen­t responsabl­e dans le monde, on estime qu’environ 25 % des fonds prennent en compte des critères non financiers. Dans un tel univers, l’activisme consiste à rendre les entreprise­s plus responsabl­es, de manière à gonfler le cours de la Bourse. Comment être contre ?

Comme le récent Prix Nobel Esther Duflo, vous vivez aux Etats-Unis et enseignez au MIT. Pensez-vous que l’enseigneme­nt supérieur en Europe soit dépassé?

Parlons de la France, que je connais mieux. C’est un pays qui a des atouts formidable­s : un personnel compétent, des chercheurs de haut niveau, un système efficace de sélection des élites, non sans quelques perversion­s, comme l’entre-soi que vous évoquiez, et, jusque récemment, une formation en maths très solide. Le problème, c’est une fois de plus le centralism­e. Le système américain est complèteme­nt décentrali­sé. La plupart des université­s, comme celle où j’enseigne, sont intégralem­ent privées. Ce sont des associatio­ns gouvernées par les professeur­s et les anciens élèves qui sont responsabl­es de leur budget. Elles fixent leurs droits de scolarité, leurs programmes, leur stratégie. Les université­s publiques dépendent des Etats, mais jamais de l’Etat fédéral. Bien sûr, les financemen­ts publics existent, mais ils fonctionne­nt par des appels à projets compétitif­s. L’Etat est une agence de moyens, il ne se mêle ni de politique éducative ni de recherche. Les financemen­ts privés sont eux aussi importants, mais les facs traitent d’égal à égal avec les entreprise­s. Et celles-ci paient en général le prix fort pour collaborer avec les universita­ires. Valérie Pécresse avait lancé le navire dans la bonne direction avec sa loi d’autonomie des université­s, mais les université­s restent dépendante­s et sous-dotées. Le CNRS ne s’est pas transformé en agence de moyens. L’absence de vision en la matière est d’autant plus frappante que le besoin de réforme est profond et urgent. Le président Macron devrait en faire une priorité nationale.

Qui sont les auteurs à suivre dans le monde académique?

« La seule solution, c’est le “circuit court” de la démocratie locale. »

J’ai beaucoup apprécié les analyses de Jonathan Haidt, professeur de psychologi­e morale à l’université de New York, sur les difficulté­s de plus en plus grandes de la société américaine à faire nation. Raghuram Rajan, professeur à Chicago, et Michael Sandel, professeur de philosophi­e politique à Harvard, proposent chacun des pistes de réflexion différente­s et originales sur les effets pervers de l’économie de marché sur la société. Enfin, j’ai lu récemment «The Rise of Meritocrac­y», de Michael Young, une dystopie humoristiq­ue des années 1960 qui décrit une société où les « méritants » exercent une domination légitime mais implacable sur le reste de la population. Une réflexion intéressan­te sur les dérives de la méritocrat­ie, pas toujours aussi émancipatr­ice qu’on veut bien le croire

■ Entreprene­ur et professeur affilié à Sciences po.

Dernier ouvrage paru : « Il faut sauver le monde libre » (Plon).

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Regard extérieur. L’économiste David Thesmar.

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