La censure s’installe à l’université
Idéologues. Les atteintes à la liberté d’expression se multiplient dans les facs. Enquête.
Nicolas Warembourg, professeur d’histoire du droit à l’université Paris-1, est un homme à l’expression délicate. C’est donc avec délicatesse qu’il raconte cette scène, pourtant inouïe. Le 14 mars 2019, dans un amphithéâtre de la place du Panthéon, il anime une conférence organisée sur le thème de la présomption d’innocence à l’heure de #BalanceTonPorc. Parmi les invités, les avocats Marie-Anne Soubré et Francis Triboulet, ainsi que la juriste de l’association Women Safe, Axelle Cormier. « Le thème même de la discussion semblait insupportable à des cerveaux un peu… comprimés », commente Nicolas Warembourg. Une douzaine d’étudiants interrompent la séance, traitent l’enseignant et l’avocat mâles de « violeurs en puissance ». Ils sont expulsés. Alors que la conférence reprend, l’un des agitateurs verse sur la chaire, d’une fenêtre laissée entrouverte, une bouteille pleine d’«un liquide tiède, malodorant et jaunâtre », selon les mots de Nicolas Warembourg. Une bouteille d’urine, donc. C’est lui qui reçoit, sur le visage et la poitrine, le gros du contenu. Ses invités sont éclaboussés. « Nous nous sommes épongés, puis nous avons poursuivi notre propos. Il nous semblait que c’était la meilleure réponse à leur donner », glisse le professeur.
Des sanctions disciplinaires et pénales ont été engagées contre le groupe, mais l’affaire n’a guère agité que le petit monde de la montagne Sainte-Geneviève. Elle n’est
pourtant pas un cas isolé. Depuis quelques années, les campus français sont le théâtre d’incidents analogues : des conférences boycottées, chahutées, voire annulées à cause d’intervenants suspectés d’être réactionnaires, racistes, islamophobes, homophobes, misogynes… Alain Finkielkraut, Sylviane Agacinski, Raphaël Enthoven ou encore Mohamed Sifaoui ont dû affronter des comités d’accueil les obligeant à ajourner ou déplacer leurs conférences. Même François Hollande n’a pu tenir sa conférence à l’université de Lille le 12 novembre. Signe du destin, il devait y évoquer son dernier ouvrage, « Répondre à la crise démocratique» (Fayard). L’amphi est envahi par une centaine d’étudiants. Des livres sont déchirés et la conférence est finalement annulée.
Totalitaire. Le chahut a toujours fait partie du folklore étudiant. L’université aurait-elle franchi un cap en renonçant à la confrontation des points de vue ? « Empêcher quelqu’un de parler, déchirer des livres, c’est d’une bêtise insondable ! » s’agace Daniel Cohn-Bendit. Pour lui, les mouvements qui se radicalisent glissent systématiquement vers une vision totalitaire : «Ceux qui agissent de la sorte n’ont rien compris. Si on est libéral-libertaire et que l’on défend une société ouverte, il faut admettre que la liberté d’expression n’est pas que pour les copains, mais aussi pour l’adversaire », s’emportel’ex-leader étudiant. Jean-Luc Mélenchon, qui incarne une certaine radicalité de l’action politique à gauche, condamne fermement le procédé. Lorsque Sylviane Agacinski, taxée d’homophobie, a été empêchée en octobre de tenir à Bordeaux une conférence sur « L’être humain à l’époque de sa reproductibilité technique », il a réagi sans ambiguïté : « Honte à cet odieux sectarisme. Cette philosophe est un grand esprit,
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« Empêcher quelqu’un de parler, déchirer des livres, c’est d’une bêtise insondable ! »
Daniel Cohn-Bendit