A Venise, le climat a bon dos
Le patrimoine vénitien est menacé en premier lieu par l’incompétence et la corruption des pouvoirs publics. Sa préservation est l’affaire de tous.
La perle de l’Adriatique se noie ; le climat est mis en accusation. A Venise comme ailleurs, le réflexe est pavlovien. Dès qu’une catastrophe naturelle survient, c’est la faute au réchauffement climatique, qui provoque des pluies diluviennes et élève le niveau des mers ! Il n’est pourtant qu’un complice. Les vraies responsabilités des inondations qui viennent d’endommager gravement la cité lacustre sont à chercher dans la faillite de la politique et dans la destruction de la lagune par la main de l’homme.
La marée funeste du 13 novembre n’était pas seulement prévisible, elle était programmée. La grande vulnérabilité de la ville aux 20 millions de touristes est établie depuis longtemps. Rien qu’au XIIIe siècle, les chroniqueurs locaux ont mentionné sept inondations extraordinaires. Lors de l’épisode de 1240, l’eau salée débordant des canaux a « recouvert les rues plus haut que la taille d’un homme ».
Plus près de nous, l’« acqua alta » de 1966 causa de tels dégâts qu’on décida de construire de gigantesques digues d’acier amovibles afin de fermer, lors des grandes marées, les trois « bouches » donnant accès à la lagune depuis la mer. Le barrage n’est toujours pas achevé et on ignore s’il sera un jour efficace. Plus de 6 milliards d’euros ont été déboursés, peutêtre en pure perte.
Bâtie sur des îles alluvionnaires, Venise s’enfonce lentement, en raison de l’action des plaques tectoniques, mais aussi à cause de pompages hasardeux effectués au siècle dernier. L’érosion s’est accélérée après le creusement dans la lagune de voies d’accès toujours plus profondes, permettant aux cargos de rallier le site pétrochimique de Marghera, sur la terre ferme, et aux navires de croisière géants de transporter leurs passagers sous les fenêtres gothiques du palais des Doges. La lagune régulée par l’homme aurait dû être un sanctuaire protégeant des trésors culturels d’une valeur inestimable. Elle est devenue, au contraire, un vecteur de leur dégradation.
S’y ajoutent l’incompétence administrative et le clientélisme politique, qui ont transformé la construction des digues en une vaste pantalonnade. Abusant du principe de précaution, les écologistes locaux ont retardé le démarrage des travaux pendant des années. Ceux-ci ont finalement été lancés en 2003, sous le gouvernement Berlusconi.
L’achèvement de l’ouvrage était promis pour 2011, puis 2014, puis 2016… Il est aujourd’hui complété « à 93 % », mais rares sont ceux qui croient qu’il sera bien mis en service le 31 décembre 2021 comme le maître d’oeuvre l’assure. Entretemps, le coût initial de 1,6 milliard d’euros a été multiplié par quatre.
Pharaonique, le chantier aurait nécessité pour son bon accomplissement rigueur et compétence. Il n’a bénéficié ni de l’une ni de l’autre. Il a été confié à un consortium public sous le contrôle des politiques. Derrière le paravent d’un projet « national », ceux-ci ont distribué les contrats à leurs fidèles et se sont servis au passage grâce à un système de caisses noires et de fausses factures. Le maire de Venise, Giorgio Orsoni, a été appréhendé en 2014 ; le procès a révélé les ramifications foisonnantes de la corruption. Plus d’une centaine de personnes étaient impliquées, y compris le conseiller à la Cour des comptes chargé de veiller à la conformité du financement !
Et ce n’est pas fini. Une expertise récente a révélé que les joints sous-marins articulés censés actionner les 78 barrières anti-inondations souffraient d’un état avancé de corrosion après quatre ans sous l’eau, alors qu’ils étaient censés durer un siècle au moins. L’entreprise de Padoue qui a emporté le contrat sans appel d’offres est accusée d’avoir utilisé un acier non conforme pour les fabriquer.
La gestion publique de tels chantiers hors normes montre une fois de plus ses limites. A Venise pourtant, la mobilisation de fonds privés a prouvé son efficacité. Créé lui aussi en réaction à l’inondation de 1966, le Comité français pour la sauvegarde de Venise, par exemple, a pu restaurer plusieurs chefs-d’oeuvre, comme le palais royal de la place Saint-Marc, grâce à l’argent de mécènes.
Le désastre du 13 novembre doit être un signal d’alarme, mais il ne faut pas se tromper sur son interprétation. Le coupable est la corruption beaucoup plus que le climat. Le patrimoine vénitien a une exceptionnelle valeur universelle, reconnue par l’Unesco. Sa préservation ne doit pas être l’affaire du seul gouvernement italien, sauf à se résigner à l’engloutissement irréversible d’une des merveilles de l’héritage commun de l’humanité
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Pharaonique, le chantier des digues aurait nécessité rigueur et compétence. Il n’a bénéficié ni de l’une ni de l’autre.