Le Greco en 3 dates
1541 : Dhominikos Theotokopoulos, dit le Greco, naît à Candie, en Crète. En 1568, il se rend à Venise, puis passe quelques années à Rome avant de partir pour l’Espagne. Il meurt en 1614 à Tolède, où il s’était installé.
un style et même une « marque », selon l’ex- ■ pression du commissaire de l’exposition, le spécialiste du Siècle d’or espagnol Guillaume Kientz. Cette circonstance trop humaine contamine sa vision du sacré. Son saint Pierre aura la rugosité d’un charpentier castillan, ses Vierges à l’Enfant porteront le visage d’adolescentes tolédanes, tandis que ses anges évoquent moins de joufflus putti que de robustes Icare à ciboires.
Passionné par l’art oratoire, le Greco entend instiller dans sa rhétorique picturale le souffle de l’appel divin avec figures d’extase, visions, apparitions. C’est là qu’il faut entrer dans le mystère du Greco. Il se recommande d’une technique posant toujours en fond une base chromatique rougeâtre, comme dans les futurs films d’Almodovar, sur laquelle s’enlève un tracé au pigment rehaussé par l’application des couleurs. Là, le Greco semble inoculer à sa peinture des fièvres étranges, comme une extraversion de névroses catholiques sur fond de nuées tourmentées.
Ses corps humains paraissent relever d’une anamorphose verticale. Sculpteur à ses heures, ce Giacometti de la Renaissance conçoit un dieu crucifié comme une sorte d’aérostier longiligne. Orantes blafardes, visages tréfilés, luminescences des plissés d’étoffe, yeux des saints pleurants levés vers un firmament invisible, il aime à montrer le regard sur le ciel plutôt que le ciel. Le Greco est surtout un virtuose de la compression visuelle et des mélanges : ses compositions mixent des perspectives dissemblables, plongées et contre-plongées, dans un vertige de plans. Dans le fameux « Enterrement du comte d’Orgaz » [qui n’a pas pu quitter l’église Santo Tomé de Tolède, NDLR] la liturgie terrestre se déroule en bandeau figuratif surplombé par des figures célestes préchagalliennes. Dans « L’adoration des mages », l’un des pasteurs détourne son regard de l’Enfant-Roi pour fixer l’extérieur de la toile – nous, spectateurs vivants scrutés au présent depuis la profondeur d’un temps biblique. Et son « Christ en croix adoré par deux donateurs » inclut dans une scène fondatrice de la foi chrétienne les figures anachroniques de deux notables de la Tolède bourgeoise.
Il y a ainsi quelque chose de brindezingue dans ses sujets apologétiques, ce qui vint nourrir pour un temps la légende d’un peintre fou. Il ne l’était nullement, mais ses fulgurances semblaient appeler l’assomption d’un futur où sa manière absolument singulière fit école : à certains égards, ses contemporains naîtraient trois siècles plus tard. Assez méconnu dans l’Europe du XIXe siècle, le Greco rencontra des admirateurs
chez les esprits chlorotiques et fin-de-siècle de la France de Huysmans. Le Sâr Péladan lui trouvait une touche wagnérienne, Robert de Montesquiou possédait quatre toiles du Tolédan, Proust prêtant dans la foulée à son baron de Charlus les traits d’un « grand inquisiteur peint par le Greco ». Maurice Barrès y retrouvait comme en autoportrait son austère figure. Toulouse-Lautrec et Félix Vallotton s’en émerveillèrent, tandis que le Greco fécondait le style convulsif des peintres expressionnistes allemands. Il y eut un dialogue pictural entre Cézanne et le Greco, entre le maître castillan et Dali : « Le songe de Philippe II », projection hallucinée d’un rêve céleste du monarque, semble annoncer les aberrations paranoïaco-critiques du divin Catalan. « Le Greco tire la pourriture divine de ses couleurs, et son jaune et son rouge qu’il est seul à connaître », écrira Cocteau. Et le trait de pigment noir autour de ses nus pourrait ouvrir une perspective vers les photos solarisées de Man Ray. Telle est la situation de ce Crétois antiromain installé à Tolède, disparu en 1614 : comme Stendhal aspirant à être lu en 1935, le Greco tirait de sa tumultueuse psyché des visions sollicitant l’oeil de siècles qu’il ne connaîtrait pas. Ainsi qu’on le redécouvre au Grand Palais, ce prophète ocre a augmenté son prestige par la richesse de ses successions
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« Greco », au Grand Palais, jusqu’au 10 février 2020.
A lire, le catalogue de l’exposition (RMN-Grand Palais, 240 p., 48 €) et, de Guillaume Kientz, « Le Siècle d’or espagnol. De Greco à Velazquez » (Citadelles & Mazenod, 256 p., 79 €).