Pascal Perrineau :
Il est toujours passionnant de suivre les décryptages de Pascal Perrineau. Ce spécialiste de la sociologie électorale a été pendant plus de vingt ans le directeur du Centre de recherches politiques (Cevipof) de Sciences po, dont il est l’un des piliers. L’homme porte un regard aiguisé, de l’intérieur mais distant et sans oeillères, sur l’évolution de notre système politique et sait transmettre ses observations de façon didactique, ce qui fait de lui l’un de nos meilleurs analystes de la chose publique. Il fut l’une des cinq personnalités choisies pour garantir l’indépendance du grand débat national lancé entre janvier et mars 2019 par le président de la République et le gouvernement afin de sortir de la crise des gilets jaunes. De ce poste privilégié, et avec le recul de l’historien, il a pu étudier de près la « disruption politique » en cours, dont il décortique les ressorts et les enjeux dans un essai éclairant et alarmiste, « Le grand écart. Chronique d’une démocratie fragmentée » (Plon). Pour le politologue, nous vivons une phase de bouleversement démocratique, liée à la conjonction de trois moments politiques : la crise des gilets jaunes, qui impose la démocratie directe, le grand débat, qui innove en matière de démocratie participative, et les élections européennes, qui rebattent les cartes de la démocratie représentative. Comment articuler ces trois phénomènes pour sauver un régime en danger ? Pascal Perrineau livre ici la primeur de son analyse
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Le Point: Un an après le début du mouvement des gilets jaunes, les leçons ont-elles été tirées? Pascal Perrineau:
Les revendications ne sont pas nouvelles. Elles sont mêmes inscrites dans notre histoire depuis des siècles. Mais ce mouvement social est original à plus d’un titre. On a affaire à une polyphonie d’acteurs – des retraités, des patrons de PME, des artisans, des ouvriers, des chômeurs. La plupart n’avaient jamais pris la parole. Ces hommes et ces femmes – beaucoup de femmes seules avec enfants – se rassemblent autour du refus et même de la haine de la représentation, par principe : tout élu trahit.
Face à un tel mouvement hétéroclite, les leçons n’ont été que partiellement tirées par les pouvoirs. Le gouvernement a apporté des réponses : 13 milliards d’euros ont été distribués dès le mois de décembre 2018, on a retiré la taxe sur le carburant et le fioul, on a pris des mesures sur les petites retraites, ouvert le référendum, mis en place
est politologue. Professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, il a été directeur du Cevipof de 1991 à 2013.
des conventions citoyennes… Les syndicats se sont rendu compte de la nécessité d’être à l’écoute d’une partie des non-syndiqués. Dans les conflits actuels sur la SNCF, les retraites, l’hôpital public, ils sont plus réactifs. Tous les acteurs ont pris la mesure d’une société de plus en plus éruptive. Mais les colères froides perdurent, nourries par le sentiment d’un accroissement des inégalités. Et elles ne demandent qu’à être activées, partout dans le monde. Il suffit d’une étincelle pour mettre le feu aux poudres: l’augmentation du prix des carburants en France, de celui du ticket de métro au Chili, la « taxe » WhatsApp au Liban Et, autre fait nouveau et désarçonnant pour les dirigeants, la mobilisation s’opère de façon horizontale, rapide, via les réseaux sociaux.
Quels enseignements tirez-vous du grand débat?
J’ai été surpris par le succès : 2 millions de personnes se sont impliquées, répondant aux questions sur le site Internet, remplissant des cahiers de doléances, débattant dans d’obscurs gymnases pendant des heures… On a vu une société qui avait envie de dire son mot. Preuve que la culture démocratique existe encore en France ! Maintenant, je suis un peu déçu par l’exploitation de ce riche matériel, puisque tout a été numérisé. On devrait procéder à un examen attentif, ce qui n’est pas fait : il y a donc un risque que tout cela ne soit que de la communication.
L’exécutif a-t-il fait son aggiornamento?
Les séries télévisées touchent souvent assez juste, et l’on peut aisément y trouver des éléments de méditation sur le monde contemporain. L’une d’elles, « The Good Place », met en scène de façon burlesque les aventures post mortem de quelques personnages qui ne savent pas s’ils ont atterri au ciel ou en enfer. Les héros de cette série sont bientôt confrontés à une énigme : depuis un certain nombre d’années, plus personne n’entre au paradis. Pourquoi cela? La réponse qu’ils trouvent est plus profonde qu’il n’y paraît. En effet, si plus personne n’est élu à la vie paradisiaque, c’est que le monde est devenu si complexe que la moindre action, même bien intentionnée, a nécessairement des conséquences imprévisibles et négatives. Ainsi, plus personne n’est innocent et donc plus personne ne mérite sa place au paradis.
Cette idée fascinante est une introduction idéale à celle d’hyper-conséquentialisme, qui se propose dans le monde contemporain comme lecture morale des événements. Il faut rappeler que le conséquentialisme est une forme d’éthique qui tire une partie de son eau de l’utilitarisme d’un Jeremy Bentham ou d’un John Stuart Mill et qui soutient que ce qui fonde moralement une action, ce sont les conséquences de cette action. La philosophe Elizabeth Anscombe, qui a introduit le terme « conséquentialisme », déplorait que cette doctrine tienne les individus pour responsables moralement même lorsque les conséquences de leurs actions étaient non intentionnelles. Qu’aurait-elle pensé alors de cette sidérante extension qu’en propose l’hyper-conséquentialisme? Celle-ci trouve une illustration récente, par exemple, dans l’activisme d’une poignée de radicaux interdisant à François Hollande de donner une conférence à l’université de Lille. Il en fut empêché aux cris de « Hollande assassin ! », en référence au mot rédigé par cet étudiant qui s’est immolé à Lyon le 21 septembre et qui écrivit avant son geste : « J’accuse Macron, Hollande, Sarkozy et l’UE de m’avoir tué en créant des incertitudes sur l’avenir. » Si elle n’avait été suivie d’une tragédie, on trouverait facilement cette allégation absurde. Elle révèle cependant un cadre d’interprétation morale du monde qui cherche aujourd’hui à s’imposer sur la scène publique. Le monde, selon cet hyper-conséquentialisme, est enserré dans un filet de causalité si complexe que n’importe qui, en particulier