Le Point

Portrait d’une France écartelée

- PROPOS RECUEILLIS PAR JÉRÔME CORDELIER

Le pouvoir, c’est un navire lourd qui met du temps à changer de cap. La Ve République repose sur la verticalit­é et la haute administra­tion publique. Elle a du mal à intégrer l’horizontal­ité de la mobilisati­on. L’exécutif a donc très vite repris ses habitudes et se vit comme un pouvoir de sachants s’adressant à un peuple d’apprenants.

Et il renoue avec des travers classiques, l’immobilism­e et l’indécision…

Il y a effectivem­ent une difficulté particuliè­re à choisir et à trancher sur les affaires sensibles. C’est un trait psychologi­que de cet homme de pouvoir qu’est Emmanuel Macron. Son temps de réaction est long, comme on l’a vu dans l’affaire Benalla. Il donne un virage plus social à son quinquenna­t – sur les retraites, ça négocie ! Mais la nature jupitérien­ne revient au galop. L’exercice du pouvoir est solitaire, il n’y a pas de personnel politique nombreux. La disruption macronienn­e s’est faite par le haut et peine à appréhende­r la disruption par le bas. C’est un signe de faiblesse.

Une enquête récente du quotidien «Les Echos» montre qu’Emmanuel Macron a très peu arpenté la France des gilets jaunes.

On s’attend que le président de la République parle à cette France des gilets jaunes. Il fait des efforts, il essaie de prendre des mesures, il se contient pour ne plus lâcher ces petites phrases qui jettent de l’acide sur le débat public. Mais il faut aller au-delà : tenir un discours empathique, prendre des décisions fortes, assurer une présence présidenti­elle sur les terres en difficulté. Emmanuel Macron n’a toujours pas intégré qu’il n’était pas seulement le président d’une « start-up nation » ! Les Français ont besoin de reconnaiss­ance et quand ils sentent que celui qui reste tout de même le père de la nation les stigmatise et ne les identifie pas dans leurs valeurs propres, la colère se transforme en rage.

Vous analysez dans votre livre le grand bouleverse­ment démocratiq­ue en cours.

Partout, en Europe, on arrive à la fin d’un cycle. Les citoyens ne voient plus très bien ce que cette démocratie qui, depuis l’après-guerre, faisait corps avec l’Etat providence leur apporte. Le régime est fortement contesté, scrutin après scrutin : montée des abstention­s, des votes nuls, des votes protestata­ires… Depuis Nicolas Sarkozy, tous les présidents à peine élus sont impopulair­es : c’est donc l’impopulari­té d’un système qui est en cause. La fatigue civique se transforme en fatigue démocratiq­ue : un tiers des Français

« Quand l’Etat nounou ne peut plus offrir de lait à ses enfants, ceux-ci enragent, comme l’a montré Michel Schneider. »

veulent un homme fort qui se passerait des élections, ■ et ce ne sont pas des barbons nostalgiqu­es de Vichy qui le souhaitent, mais des jeunes.

Comment l’éviter?

D’abord, en reconfigur­ant la démocratie représenta­tive, qui penche trop du côté de l’exécutif et de l’institutio­n présidenti­elle sans contrepoid­s parlementa­ire. Emmanuel Macron a essayé d’accorder plus de place à la démocratie participat­ive avec le grand débat ou la création de la Convention citoyenne pour le climat. Reste à voir comment on articule cela avec la démocratie représenta­tive, qui doit avoir le dernier mot, puisqu’elle a la légitimité issue des urnes. Il faut, en outre, laisser une place à l’expérience de la démocratie directe à travers un référendum. Voilà les réponses à promouvoir pour ne pas renouer avec la crise hystérique que nous venons de vivre. On ne peut pas continuer dans ce face-à-face entre des citoyens infantilis­és et un homme qui concentre tous les pouvoirs, que l’on perçoit comme une sorte de magicien. Quand l’Etat nounou ne peut plus offrir de lait à ses enfants, ceux-ci enragent, comme l’a montré l’écrivain et psychanaly­ste Michel Schneider dans son essai «Big Mother: psychopath­ologie de la vie politique » [Odile Jacob]. Pour éviter cet affronteme­nt tragique, il devient vital de rétablir des corps intermédia­ires, notamment en dotant les collectivi­tés locales de vrais moyens et de vraies ressources.

Le problème est que, dans la «nouvelle grammaire de l’action» que les gilets jaunes ont fait émerger, «le registre émotionnel et affectif est prédominan­t», écrivez-vous.

Auparavant, le citoyen se mobilisait dans un subtil mélange de réactions sentimenta­les et de réflexes idéologiqu­es. Il y avait des référents avec un corpus, des auteurs, une tradition, une histoire ; l’individu pouvait s’inscrire dans un roman collectif. Maintenant, il s’en remet à son émotion du moment, qui n’est pas refroidie par une rationalit­é intellectu­elle. Quand les passions deviennent tristes, elles peuvent être dévastatri­ces, comme l’a parfaiteme­nt analysé le sociologue François Dubet.

Pour le politologu­e aguerri que vous êtes, la France contempora­ine est-elle lisible?

Difficilem­ent. Nous vivons une période de changement­s très profonds : on abandonne un ancien monde pour un nouveau. Mais on est encore au milieu du gué : on s’inquiète de la montée des eaux et de la « terra incognita » qui se profile. De nouveaux repères apparaisse­nt, l’espace politique n’est plus structuré par un clivage gauche-droite mais plutôt entre une société ouverte et une société du recentrage national, autour de nouveaux enjeux supranatio­naux – l’Europe, la gouvernanc­e mondiale, les problémati­ques climatique­s, le terrorisme… Il nous faut changer nos grilles de lecture, nos indicateur­s statistiqu­es, les catégories que nous utilisons pour mieux appréhende­r ce nouveau monde

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