Portrait d’une France écartelée
Le pouvoir, c’est un navire lourd qui met du temps à changer de cap. La Ve République repose sur la verticalité et la haute administration publique. Elle a du mal à intégrer l’horizontalité de la mobilisation. L’exécutif a donc très vite repris ses habitudes et se vit comme un pouvoir de sachants s’adressant à un peuple d’apprenants.
Et il renoue avec des travers classiques, l’immobilisme et l’indécision…
Il y a effectivement une difficulté particulière à choisir et à trancher sur les affaires sensibles. C’est un trait psychologique de cet homme de pouvoir qu’est Emmanuel Macron. Son temps de réaction est long, comme on l’a vu dans l’affaire Benalla. Il donne un virage plus social à son quinquennat – sur les retraites, ça négocie ! Mais la nature jupitérienne revient au galop. L’exercice du pouvoir est solitaire, il n’y a pas de personnel politique nombreux. La disruption macronienne s’est faite par le haut et peine à appréhender la disruption par le bas. C’est un signe de faiblesse.
Une enquête récente du quotidien «Les Echos» montre qu’Emmanuel Macron a très peu arpenté la France des gilets jaunes.
On s’attend que le président de la République parle à cette France des gilets jaunes. Il fait des efforts, il essaie de prendre des mesures, il se contient pour ne plus lâcher ces petites phrases qui jettent de l’acide sur le débat public. Mais il faut aller au-delà : tenir un discours empathique, prendre des décisions fortes, assurer une présence présidentielle sur les terres en difficulté. Emmanuel Macron n’a toujours pas intégré qu’il n’était pas seulement le président d’une « start-up nation » ! Les Français ont besoin de reconnaissance et quand ils sentent que celui qui reste tout de même le père de la nation les stigmatise et ne les identifie pas dans leurs valeurs propres, la colère se transforme en rage.
Vous analysez dans votre livre le grand bouleversement démocratique en cours.
Partout, en Europe, on arrive à la fin d’un cycle. Les citoyens ne voient plus très bien ce que cette démocratie qui, depuis l’après-guerre, faisait corps avec l’Etat providence leur apporte. Le régime est fortement contesté, scrutin après scrutin : montée des abstentions, des votes nuls, des votes protestataires… Depuis Nicolas Sarkozy, tous les présidents à peine élus sont impopulaires : c’est donc l’impopularité d’un système qui est en cause. La fatigue civique se transforme en fatigue démocratique : un tiers des Français
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« Quand l’Etat nounou ne peut plus offrir de lait à ses enfants, ceux-ci enragent, comme l’a montré Michel Schneider. »
veulent un homme fort qui se passerait des élections, ■ et ce ne sont pas des barbons nostalgiques de Vichy qui le souhaitent, mais des jeunes.
Comment l’éviter?
D’abord, en reconfigurant la démocratie représentative, qui penche trop du côté de l’exécutif et de l’institution présidentielle sans contrepoids parlementaire. Emmanuel Macron a essayé d’accorder plus de place à la démocratie participative avec le grand débat ou la création de la Convention citoyenne pour le climat. Reste à voir comment on articule cela avec la démocratie représentative, qui doit avoir le dernier mot, puisqu’elle a la légitimité issue des urnes. Il faut, en outre, laisser une place à l’expérience de la démocratie directe à travers un référendum. Voilà les réponses à promouvoir pour ne pas renouer avec la crise hystérique que nous venons de vivre. On ne peut pas continuer dans ce face-à-face entre des citoyens infantilisés et un homme qui concentre tous les pouvoirs, que l’on perçoit comme une sorte de magicien. Quand l’Etat nounou ne peut plus offrir de lait à ses enfants, ceux-ci enragent, comme l’a montré l’écrivain et psychanalyste Michel Schneider dans son essai «Big Mother: psychopathologie de la vie politique » [Odile Jacob]. Pour éviter cet affrontement tragique, il devient vital de rétablir des corps intermédiaires, notamment en dotant les collectivités locales de vrais moyens et de vraies ressources.
Le problème est que, dans la «nouvelle grammaire de l’action» que les gilets jaunes ont fait émerger, «le registre émotionnel et affectif est prédominant», écrivez-vous.
Auparavant, le citoyen se mobilisait dans un subtil mélange de réactions sentimentales et de réflexes idéologiques. Il y avait des référents avec un corpus, des auteurs, une tradition, une histoire ; l’individu pouvait s’inscrire dans un roman collectif. Maintenant, il s’en remet à son émotion du moment, qui n’est pas refroidie par une rationalité intellectuelle. Quand les passions deviennent tristes, elles peuvent être dévastatrices, comme l’a parfaitement analysé le sociologue François Dubet.
Pour le politologue aguerri que vous êtes, la France contemporaine est-elle lisible?
Difficilement. Nous vivons une période de changements très profonds : on abandonne un ancien monde pour un nouveau. Mais on est encore au milieu du gué : on s’inquiète de la montée des eaux et de la « terra incognita » qui se profile. De nouveaux repères apparaissent, l’espace politique n’est plus structuré par un clivage gauche-droite mais plutôt entre une société ouverte et une société du recentrage national, autour de nouveaux enjeux supranationaux – l’Europe, la gouvernance mondiale, les problématiques climatiques, le terrorisme… Il nous faut changer nos grilles de lecture, nos indicateurs statistiques, les catégories que nous utilisons pour mieux appréhender ce nouveau monde
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