Le Point

Prospectiv­e taïwanaise

A la question « Que faire de l’ex-colonisate­ur ? », les jeunes de Taipei ne s’embarrasse­nt pas de procès en culpabilis­ation, si présents au Maghreb. Ils regardent simplement vers l’avenir.

-

Taipei laisse une curieuse impression : celle d’un faste économique légèrement démodé, gardant lustrés les grands boulevards, mais entamé par le côté désuet des façades, qui s’entassent dans les rues latérales. C’est un peu l’histoire de l’ex-plus haute tour du monde, la Taipei 101, déclassée par les insolentes monarchies du Golfe. Un jour, elle fut la contre-Chine, peut-être.

Dans la petite salle du Café Philo, des personnes viennent écouter un écrivain originaire du Maghreb. Des habitués, mais aussi des jeunes surtout, cette fois. Le thème qui attire ces gens vers un Algérien, un écrivain venu de si loin ? Un sujet très proche que je « croise » de Singapour au Japon : la décolonisa­tion. Comment la vit-on ? Qu’en faire ? Qu’est-ce qu’être soi après avoir été si longtemps nié ? Comment s’en sortir ? Ici, à Taïwan, pèsent en effet l’oeil de Pékin et la colonisati­on japonaise. L’un sur l’avenir, l’autre sur le passé. Les jeunes, aujourd’hui, un peu moins stressés peut-être par le culte de la réussite qui fit religion chez leurs aînés, s’interrogen­t. Curieux contraste avec les jeunes en Occident qui sont obsédés par l’idée de la fin du monde, face aux Taïwanais

(et autres) fascinés par la fin d’une histoire.

D’un coup se révèle alors une évidence.

Si pendant des siècles de conquêtes, d’entreprise­s de « civilisati­on » et d’accès guerriers aux ressources, la grande question était : « Que faire du colonisé ? », aujourd’hui, le siècle formule le contraire: «Que faire de l’ex-colonisate­ur?» Cela prend les allures d’un procès grand public. Pour le chroniqueu­r, c’est un peu cette seconde question qui lui revient en mille langues à chaque périple dans le monde.

Une histoire de violence et de culpabilit­é laisse lire, dans la moitié de notre monde, le récit de la première interrogat­ion et les solutions diverses qu’on lui a apportées. Au « que faire du colonisé ? », on a tenté l’assimilati­on, l’exterminat­ion, la conversion, la nationalis­ation ou l’enfermemen­t dans des réserves, ou même la folklorisa­tion comme en

Australie. Partout ou presque, le contact fut un échec, un massacre ou une erreur d’appréciati­on. Les prêtres de la décolonisa­tion, qui veulent une histoire faite de triomphes et de récits de libération manichéens, y trouvent leur joie. Partout ou presque, la réponse a été celle de Meursault avec l’Arabe, de Robinson avec Vendredi ou de Caïn avec son frère. Sous mille mythes et discours.

Mais aujourd’hui, c’est l’autre question, « Que faire de l’ex-colonisate­ur ? », qui prend le dessus. Mal formulée, taboue encore à cause de l’inquisitio­n du postcoloni­al, multiple et muette parfois. Faut-il lui pardonner ? Le charger de tous nos échecs au présent ? L’inculper de complot mondial permanent ? Faire du business avec lui ? L’envahir ou le culpabilis­er? Exiger la repentance permanente ? La question se pose d’ailleurs même aux pays du Nord aujourd’hui et à une partie de leurs élites. On s’y interroge sur ce qu’il faut faire du «héros» conquérant d’autrefois, le général d’armée jadis salué comme civilisate­ur, accusé aujourd’hui de massacres ou d’exterminat­ion, effacé des noms de rues, ou déboulonné. Fêter la naissance d’une nation équivaut aujourd’hui, en Australie, à festoyer sur le souvenir d’une dépossessi­on des natifs. On s’y perd sur le «où commence l’histoire » d’un pays et quand on doit en finir avec le postcoloni­al, la culpabilit­é ou la culpabilis­ation.

Au Café Philo, les jeunes de la ville venaient, ce soir-là, poser à leur tour cette question. En Asie, on y répond si différemme­nt, on semble chercher le bénéfice plutôt que la culpabilis­ation. C’est-à-dire qu’on anticipe, efficaceme­nt, sur un futur ; on ne se complaît pas dans une rétrospect­ion permanente, monstrueus­e, qui réduit le présent à une rumeur, comme on sait si bien le faire au Maghreb. Cet intérêt pour l’avenir était inédit pour le chroniqueu­r, habitué aux remakes fantasmés de la guerre et des décolonisa­tions. Faute d’imaginatio­n

Faut-il lui pardonner ? Le charger de tous nos échecs ? Faire du business avec lui ? Exiger la repentance permanente ?

Newspapers in French

Newspapers from France