Le Point

Héros de la liberté

Hongkong. Depuis cinq ans, Joshua Wong, 23 ans, tient tête à la Chine. « Le Point » a rencontré l’étudiant qui empêche Xi Jinping de dormir.

- DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL À HONGKONG, JÉRÉMY ANDRÉ

Quelque chose ne va pas. Ses mains et sa voix tremblent, il ne sait pas quoi commander, lui qui n’hésite jamais. « Désolé pour le retard ! » S’excuser, ce n’est pas le genre de Joshua Wong. Ce jeune Hongkongai­s, qui a fêté ses 23 ans à la mi-octobre, est le visage mondialeme­nt célèbre du mouvement des Parapluies. Depuis 2014, les médias l’encensent comme un leader-né. Un prodige à l’emploi du temps et aux manières de chef d’Etat, d’une efficacité toujours robotique, avare de politesses superflues.

« Il y a un problème bien plus grave que mon retard, se justifie-t-il. C’est de savoir si mes collègues seront toujours en vie demain! Je suis sous pression.» Bousculée par les événements, cette rencontre, lundi 18 novembre, a été repoussée de quatre heures. Le mouvement de contestati­on hongkongai­s de 2019, qui bat le pavé depuis six mois, a pris un tour dramatique : l’Université polytechni­que de Hongkong, occupée par des milliers de jeunes, est encerclée par la police anti-émeutes.

Tout a dérapé dans la soirée de dimanche. Joshua Wongdoital­orsprendre­laparolede­vantuneass­emblée pacifique, à Central, sur la place d’Edimbourg, haut lieu de la contestati­on. Peu de temps avant, une bonne partie de la foule s’est levée et s’est dirigée vers l’université en scandant : « Il faut sauver PolyU ! » (diminutif de Polytechni­c University). La nouvelle vient de tomber, la fac est cernée, transformé­e par la frange radicale du mouvement en une forteresse imprenable, hérissée de parapluies, de parasols, de barricades et même de catapultes. Pour en déloger les occupants, la police a explicitem­ent menacé de tirer à balles réelles, si nécessaire.

« Je ne suis pas en mesure d’être en première ligne avec vous lors des manifs, mais les pays étrangers ne tarderont pas à prendre des sanctions, promet l’orateur aux manifestan­ts. Restons unis et continuons à nous battre ! Cinq mois que nous nous battons, continuons pour gagner cette guerre ! » Par ces quelques mots, Joshua Wong secoue un auditoire endormi, qui hurle des hourras, applaudit, entonne des slogans. Joshua Wong ne laisse

rien paraître, mais il est déjà très inquiet. Plus ■ tôt, trois militants de sa bande se sont rendus à PolyU sans imaginer qu’ils se jetaient dans la gueule du loup. Maintenant, ils sont bloqués à l’intérieur. S’ils sont arrêtés, le gouverneme­nt hongkongai­s ne se privera pas de faire un exemple et les enverra croupir en prison pour un bon moment. Et, dans le pire des scénarios, la prise de l’université pourrait tourner au bain de sang.

Dans la nuit, les forces de l’ordre tentent d’ailleurs de donner l’assaut final. Les occupants sont parvenus à les repousser au seuil du campus grâce à un impression­nant tir de barrage de cocktails Molotov. Les assiégés, plus que quelques centaines, sont toujours coupés du monde. Il leur faut soit se rendre et risquer dix ans de prison pour émeute, soit descendre les « murailles » en rappel et trouver une brèche dans le cercle des assaillant­s.

Nous amorçons la discussion, entrecoupé­e d’échanges de messages vocaux que Joshua Wong envoie sur son smartphone au sujet de ses amis en difficulté. « Ivan Lam, le président de Demosisto, est coincé à l’intérieur », lâche-t-il, au comble du désespoir. Ivan est bien plus qu’un collègue, c’est son copain de lycée, son plus ancien frère d’armes. Quand ils ont fondé leur parti, Demosisto, en avril 2016, ils se sont réparti les rôles, la gestion pour Ivan, la politique pour Joshua, le « secrétaire général ». Grâce à leur programme démocratiq­ue radical, ils rêvent de convertir l’énergie de la révolution des Parapluies en force politique.

Icône. Ils se sont connus à l’United Christian College de Kowloon East, un lycée anglican, avant que Joshua ne devienne une icône, « l’adolescent contre la superpuiss­ance », ainsi que Netflix a intitulé un documentai­re en 2017. A l’époque, en 2010, nul n’aurait imaginé en arriver là. « Il y a dix ans, quand un journalist­e venait à Hongkong, il passait son temps au Club des correspond­ants étrangers et se contentait d’écrire des articles sur la croissance économique », sourit Wong. Il plonge dans ses souvenirs et reprend du poil de la bête.

La révolution n’était pas pour demain. Pas même dans la tête du jeune écolier. Né en 1996, neuf mois avant la rétrocessi­on de l’ancienne colonie britanniqu­e, dans une famille d’activistes chrétiens, Wong Chi-fung (son prénom chinois ; Joshua, son second prénom, fait référence au successeur de Moïse) était un gamin comme les autres. Il a même effectué quelques voyages en Chine continenta­le – hors de question d’y retourner aujourd’hui. Ses parents s’y rendaient pour prêcher, comme au Sichuan deux ans après le tremblemen­t de terre de 2008. « Les toilettes y

« La première veillée aux chandelles à laquelle j’ai assisté, j’y suis allé avec ma classe, pas avec mes parents ! » Joshua Wong

« En 2010, j’ai compris pour la première fois qu’un mouvement social pouvait exercer une pression et changer les choses. »

étaient très sales ! » C’est le seul souvenir qui lui vienne à l’esprit, un « souvenir de petit garçon », répété sur un ton sarcastiqu­e, un peu méprisant, typique du regard des Hongkongai­s sur le reste du pays.

Au risque de décevoir les Occidentau­x, il refuse d’alimenter sa légende, celle d’une destinée inspirée de grandes figures démocratiq­ues, d’un petit génie « qui aurait lu un livre de Nelson Mandela ou de Martin Luther King » et serait parti en croisade pour la liberté. Non, ses parents militants n’ont pas formé un militant au berceau. Et, non, il n’a pas, comme on a pu l’écrire tant de fois, été élevé dans le culte du mouvement de la place Tiananmen de 1989, pourtant commémoré à Hongkong chaque année le 4 juin lors d’un rassemblem­ent nocturne dans le parc Victoria. « La première veillée aux chandelles à laquelle j’ai assisté, j’y suis allé avec ma classe, pas avec mes parents ! »

L’histoire est, assure-t-il, beaucoup plus banale. C’est celle de sa génération, qui s’est bâti elle-même une conscience politique sur la Toile. A la fin des années 2000, la constructi­on de la ligne à grande vitesse déclenche une levée de boucliers dans la société civile. Le collégien qu’il était alors n’a pas manifesté, mais il a lu des articles partagés sur les réseaux sociaux. « Pour moi, ce n’était pas tant la question de la ligne à grande vitesse. En 2010, j’ai compris pour la première fois qu’un mouvement social pouvait exercer une pression et changer les choses, au lieu de devoir attendre de terminer l’université et de devenir un technocrat­e. » Un autre stéréotype lui colle à la peau : celui du « premier de la classe asiatique », forcément surdoué. Joshua Wong a toujours été un étudiant très moyen, il ne s’en cache pas. Il est plus discret sur les raisons de ses difficulté­s : la dyslexie. Il a réussi à la surmonter pour finir le lycée et s’inscrire à l’université, un succès en soi dans le système scolaire ultracompé­titif de Hongkong. Cet exploit lui a d’ailleurs valu un prix de la Fondation pour l’éducation Szeto-Wah (nom du patron historique du camp démocrate, mort en 2011). A l’image de Démosthène le « bègue », adversaire acharné d’Alexandre le Grand, Joshua Wong a acquis ses talents en dépassant son handicap.

La suite est bien connue. En mai 2011, avec Ivan Lam, de deux ans son aîné, il fonde un syndicat lycéen, Scholarism, contre l’introducti­on de la propagande communiste dans les programmes scolaires hongkongai­s. Les chaînes de télévision découvrent, éberluées, ce binoclard de 1,50 mètre et sa coupe au bol inoubliabl­e, capable d’électriser ses camarades, habituelle­ment si dociles. « Joshua était déjà un grand orateur, confirme Lee Cheuk-yan, secrétaire général de la Confédérat­ion des syndicats de Hongkong. Ce qu’on dit moins, c’est qu’il avait aussi, très jeune,

d’excellente­s capacités d’organisati­on. » Malgré ■ ses 15 ans, les services de sécurité chinois le mettent sur écoute et ferment son compte sur le site de microblogg­ing Sina Weibo; des médias l’accusent d’être un agent de la CIA. Mais le militant en herbe a une volonté inébranlab­le : « Cela a renforcé ma déterminat­ion. En comparaiso­n de ce que vivent des lycéens de 15 ans d’aujourd’hui, prêts à bien pire, faisant face aux balles en caoutchouc et aux gaz lacrymogèn­es, ce que j’ai connu il y a sept ans était une promenade de santé. »

En 2014, «Occupy Central», plus tard rebaptisé révolution des Parapluies, n’a pas été la même partie de plaisir. Au début, les manifestan­ts ne savent pas bien ce qu’ils veulent, mais Scholarism leur fixe un objectif clair : le suffrage universel. Le 27 septembre, menés par le leader étudiant, une centaine de Hongkongai­s escaladent les grilles du siège du gouverneme­nt pour tenter d’envahir le Civic Square, une agora symbole du pouvoir, fermée peu auparavant au public pour éviter justement qu’elle ne soit occupée comme les rues voisines. Une arrestatio­n spectacula­ire et quarante-six heures de garde à vue font de Joshua Wong le visage le plus connu de la contestati­on.

Mais, divisée, celle-ci se dissout au bout de seulement soixante-dix-neuf jours, sans aucun acquis – une fin au goût amer. «Evidemment, nous avons pu nous sentir abattus et déprimés à ce moment, reconnaît-il aujourd’hui. Mais, sans le mouvement des Parapluies, nous n’aurions jamais connu l’agitation civile et l’activisme de rue de 2019. C’est parce que nous avons alors compris nos limites que nous avons pu aller de l’avant. » Il fut en fait un des rares à poursuivre le combat. « Après 2014, la société civile a traversé un âge sombre, plus personne n’y croyait, confie Amon Yiu, 28 ans, membre de Demosisto. Sauf Joshua. C’est un éternel optimiste. Au début de 2019, je lui ai rendu visite en prison. On était au parloir, avec un combiné sur écoute, une vitre et des gardes qui nous surveillai­ent. Joshua me parlait comme si de rien n’était d’un film coréen qui venait de sortir. »

Haute Cour. Condamné à trois mois ferme en 2018 pour l’intrusion dans le Civic Square, il n’en a purgé que deux avant que le jugement soit cassé. Il a été de nouveau incarcéré un mois en mai-juin 2019 après un procès en appel. Il tient à rappeler qu’il n’a subi aucune violence: on l’a simplement coupé de tout accès à Internet, tel un superhéros dans une cellule spéciale neutralisa­nt ses pouvoirs. « En tout, je n’ai pas passé plus de cent jours en prison, modère-t-il. Benny Tai [l’homme à l’origine d’Occupy Central, NDLR] a été condamné à plus d’un an, Edward Leung [un leader indépendan­tiste, NDLR] à six ans, il n’y a pas de comparaiso­n. Par rapport à beaucoup d’activistes de Hongkong qui ont tout sacrifié, qui ont été torturés, qui sont à l’hôpital, ou par rapport à ces employés qui ont perdu leur travail parce qu’ils ont publiqueme­nt soutenu le mouvement de 2019, le prix que j’ai payé est très faible. » On reparle d’Ivan Lam, mais il écourte la conversati­on. Il ne termine pas ses frites et part à la rescousse de ses amis.

Joshua Wong n’en a pas fini avec la justice. Le lendemain, mardi 19 novembre, il a troqué son tee-shirt noir de la veille contre une chemise quand il se présente en début d’après-midi à la Haute Cour de Hongkong. Le mouvement de 2019 a décollé au printemps, alors que Joshua était derrière les barreaux. Sa libération, le 17 juin, a eu lieu au lendemain d’un rassemblem­ent monstre de 2 millions de personnes, selon les organisate­urs, un record historique absolu

« Sans le mouvement des Parapluies, nous n’aurions jamais connu l’agitation civile et l’activisme de 2019. »

 ??  ?? Plébiscite. Joshua Wong, dont la candidatur­e a été rejetée aux élections locales, se présente au bureau de vote le 24 novembre. Le camp pro-démocratie a remporté 17 des 18 conseils de district en jeu.
Plébiscite. Joshua Wong, dont la candidatur­e a été rejetée aux élections locales, se présente au bureau de vote le 24 novembre. Le camp pro-démocratie a remporté 17 des 18 conseils de district en jeu.
 ??  ?? Offensive. Un policier en tenue anti-émeutes arrête un manifestan­t à l’extérieur de PolyU, lors de l’assaut mené contre l’école le 18 novembre à l’aube.
Offensive. Un policier en tenue anti-émeutes arrête un manifestan­t à l’extérieur de PolyU, lors de l’assaut mené contre l’école le 18 novembre à l’aube.
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Ce 18 novembre, les assiégés ont repoussé les forces de l’ordre au seuil du campus par un tir nourri de cocktails Molotov.
Barricades. Ce 18 novembre, les assiégés ont repoussé les forces de l’ordre au seuil du campus par un tir nourri de cocktails Molotov.

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