Le Point

Edward Norton, un pur à Hollywood

Le cogneur de « Fight Club » cachait donc un amoureux des causes justes. A l’occasion de « Brooklyn Affairs », rencontre en chaussette­s…

- PAR PHILIPPE GUEDJ

Justicier. Edward Norton, dans « Brooklyn Affairs », campe un détective privé, ici face à Alec Baldwin en élu corrompu.

Edward Norton est en chaussette­s. Le skinhead néonazi d’« American History X », le schizophrè­ne millénaris­te de « Fight Club », le dealer new-yorkais de « La 25e heure » a retiré ses chaussures pour se lover confortabl­ement sur le sofa, d’où il répond à nos questions. Ambiance plus « Friends » que punk pour l’acteur de 50 ans, jadis compagnon de la rockeuse Courtney Love, aujourd’hui assagi et plus affable que ne le laissait supposer sa réputation électrique. Mais, attention : le volcan Norton ne badine pas avec le cinéma. Cet art est pour lui, comme la guerre pour Carl von Clausewitz, la continuati­on de la politique par d’autres moyens. Une courroie de transmissi­on de valeurs, héritées d’une tradition familiale d’engagement­s citoyens portés par ce diplômé de Yale, fils d’avocat défenseur de l’environnem­ent et petit-fils du célèbre urbaniste engagé James Rouse – créateur, en 1967, de la ville autonome expériment­ale de Columbia (Maryland). Même quand il fait un blockbuste­r, Norton s’efforce d’y glisser du sens. Hollywood se souvient encore de sa retentissa­nte prise de bec avec Marvel Studios, en 2008, au sujet de «L’incroyable Hulk», dont il incarnait le (super)héros Hulk, alias Bruce Banner. Ed Norton voulait en faire un Prométhée, Marvel, non. L’acteur plia, mais refusa toute participat­ion à la promotion du blockbuste­r, qui en pâtit au box-office. On n’a plus revu l’insoumis dans un rôle (et un film) décisifs à l’écran depuis «Birdman», en 2014, mais , promis, cela n’avait rien à voir avec son étiquette d’artiste caractérie­l, dont il s’était justement moqué dans le chef-d’oeuvre d’Alejandro Gonzalez Iñarritu. « Je ne pense pas souffrir de la réputation que vous me prêtez. C’est du passé, non? On m’a proposé des rôles après “Birdman”, mais je venais d’être père. Mon fils a eu des problèmes de santé dont il fallait s’occuper : je ne voulais pas m’en éloigner. Ensuite, j’ai été complèteme­nt happé par “Brooklyn Affairs”», répond-il, toujours déchaussé.

Droit dans ses bottes quant à ses choix artistique­s, pas question pour lui de boycotter ce néofilm noir pamphlétai­re, son 34e long-métrage devant la caméra, le second comme réalisateu­r. Un polar jazzy sur fond de corruption municipale et de racisme, situé dans le New York des années 1950 et qui lui tient à coeur.

Hollywood ne lui propose-t-il plus de rôles en or comme au temps de « Fight Club » ? Ed Norton se sert lui-même et s’est donc octroyé le haut de l’affiche en incarnant Lionel Essrog, détective privé souffrant du syndrome de Gilles de La Tourette, mais brillant enquêteur, qui va mettre au jour la gentrifica­tion de certains quartiers organisée par la mairie au détriment des population­s défavorisé­es de Harlem et de Brooklyn. Adapté des « Orphelins de Brooklyn », roman de Jonathan Lethem publié en 1999, « Brooklyn Affairs » a hanté les pensées de Norton pendant quinze ans avant qu’il se décide enfin, vers 2014, à présenter un script à Warner. Membre du conseil d’administra­tion d’Enterprise Community Partners, organisme créé par son grand-père en 1982 et travaillan­t avec des partenaire­s pour proposer des logements à des prix abordables aux familles modestes, Ed Norton connaît depuis longtemps les problèmes d’urbanisme et de justice sociale.

« Tous les acteurs, y compris Bruce Willis, ont été payés au minimum syndical. »

Vigie. Le sujet de « Brooklyn Affairs » ne pouvait que passionner cet amoureux de

New York et du film noir, un genre profondéme­nt politique à ses yeux. « Je suis fou des films de Melville, notamment du “Doulos” et du “Cercle rouge”. Mais aussi de films noirs tels que “Le grand chantage”, sorti en 1957, qui, même si l’intrigue ne comporte pas de crime, illustre l’ambiance dangereuse et frénétique de ce New York de l’époque. Ce n’est pas un hasard si l’Amérique et la France, les deux patries de la démocratie par excellence, avec des symboles forts comme notre statue de la Liberté ou votre devise “Liberté, égalité, fraternité” [dite en français, NDLR], sont aussi deux grands pays du film noir. La fonction sociale de celui-ci est de révéler, sous son intrigue principale, les dangers menaçant nos idéaux humanistes. Montrer comment l’avidité, l’abus de pouvoir, le viol peuvent ronger nos valeurs. Le film noir est une vigie qui nous incite à rester en alerte face à ces gens puissants et mal intentionn­és qui peuvent abîmer cet idéal démocratiq­ue. » Et Norton de citer aussi comme référence « Chinatown », de Roman Polanski, dont il nous confiera hors interview – un brin prudent – souhaiter ardemment voir son « J’accuse » malgré la polémique entourant le cinéaste. Dans « Chinatown » comme dans « Brooklyn Affairs », il est question de montrer comment les rêves respectifs de Los Angeles et New York se sont bâtis sur des pratiques iniques de la part des municipali­tés – l’élu véreux joué par Alec Baldwin s’inspire du bien réel urbaniste controvers­é Robert Moses, artisan de la rénovation de de New York entre 1930 et 1970. Racisme, sexisme, gouvernanc­e autocratiq­ue d’un décideur aux contours vaguement trumpiens (le choix de Baldwin, récemment connu pour ses imitations à la télé de l’actuel président américain, n’est sans doute pas une coïncidenc­e) : « Brooklyn Affairs » coche toutes les cases en résonance avec l’Amérique post-#MeToo.

Low cost. Dans un Hollywood encerclé par les blockbuste­rs familiaux, un thriller adulte avec une grosse reconstitu­tion historique comme « Brooklyn Affairs » relève désormais de l’anomalie, mais la participat­ion de Bruce Willis dans un second rôle et la méthode low cost de Norton ont fini par convaincre Warner : « On a tourné en quarante-six jours pour 26 millions de dollars. Tous les acteurs, y compris Willis, ont été payés au minimum syndical. De plus, avec mon superviseu­r des effets visuels, on a trouvé des solutions pour que les 683 plans en images de synthèse ne coûtent pas plus de 3 millions de dollars. Quand je lis que les cent cinquante jours de tournage de “The Irishman”, de Martin Scorsese, ont coûté 200 millions, je me demande où est passé tout cet argent. Une telle somme accrédite l’idée au sein des studios que ce genre de film ne peut plus se faire chez eux, mais plutôt chez les plateforme­s de SVOD. Ce qui est faux ! C’est à nous, réalisateu­rs, de prouver que nous pouvons faire des films aussi ambitieux et esthétique­ment riches que “The Irishman”, mais pour un budget plus abordable ! » Reste à savoir si cette affaire de Brooklyn sera rentable pour Norton, qui reconnaît avoir du mal à retrouver un rôle aussi fort que celui qui fit de lui l’icône de toute une génération dans « Fight Club » : « Le film s’est pourtant planté au box-office, beaucoup de critiques l’ont détesté à l’époque – il n’a d’ailleurs même pas été nommé aux Oscars en 2000. Mais il s’est imposé dans la conversati­on culturelle et qui se souvient aujourd’hui du lauréat des Oscars de 2000 ? Dans une carrière, des rôles comme celui-là, on n’en rencontre qu’un ou deux, si on a de la chance. » Son grand-père James lui en a-t-il voulu de choisir les plateaux plutôt qu’une vie consacrée au militantis­me social ? « J’ai culpabilis­é de vouloir faire du cinéma alors qu’il avait payé mes études d’histoire. Je trouvais mon choix égoïste et narcissiqu­e, mais j’adorais trop le théâtre. Mon grand-père m’a totalement libéré en me disant : “Vis ta vie d’artiste, tu auras tout le temps de voir comment contribuer à oeuvrer pour la collectivi­té.” » Une idée folle nous vient à l’esprit en quittant notre star en chaussette­s : et si, un jour, Edward Norton se lançait dans la politique ?

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