Et les gilets jaunes
Lecteur inspiré des «Cahiers de prison», Jérôme SainteMarie analyse la victoire d’Emmanuel Macron, « héros gramscien », comme la conséquence de la rupture des blocs sociaux traditionnels de droite et de gauche et l’organisation autour du président de la République d’un bloc central qu’il nomme « élitaire », quand l’économiste Bruno Amable, dans un livre paru en 2017, évoquait un « bloc bourgeois » (2). Il y a eu plusieurs prophètes de cet éclatement des anciens blocs. Ainsi, Alain Juppé, déclarant en janvier 2015 : « Il faudra peut-être songer un jour à couper les deux bouts de l’omelette pour que les gens raisonnables gouvernent ensemble et laissent de côté les deux extrêmes » ; ou Manuel Valls jurant en février 2016 : « Il y a des positions irréconciliables à gauche et il faut l’assumer. »
A la lumière de Karl Marx, qu’il lit comme le lisait Raymond Aron, en analyste extralucide des métamorphoses du capitalisme, Jérôme Sainte-Marie s’attache à établir une correspondance entre la victoire politique d’Emmanuel Macron et les alliances sociales qu’il a agrégées – lors de la présidentielle de mai 2017, des législatives de juin 2017 et surtout des européennes de mai dernier, où le bloc historique de droite a volé en éclats.
Domination sans hégémonie. Les heureux et les vaincus se sont organisés en
France en deux blocs en désaccord sur tout : la défense du modèle social français, la construction européenne, l’immigration. Classes moyennes âgées d’un côté contre jeunes soumis aux emplois précaires de l’autre. A ce niveau d’antagonisme, il ne paraît pas exagéré à Jérôme Sainte-Marie d’employer l’expression « lutte des classes », empruntée par Karl Marx à l’historien libéral François Guizot. Au sein de leurs blocs respectifs, les bourgeois de droite et les bourgeois de gauche avaient chacun leurs jeunes, leurs déshérités, leur classes moyennes et populaires. La victoire électorale d’un candidat de droite ou de gauche ne pouvait se faire que sur une proposition de convergence des classes et des générations : souvenons-nous des discours de campagne de Jacques Chirac en 1995, de Nicolas Sarkozy en 2007 ou de François Hollande en 2012.
Mais, sous cette organisation idéologique et culturelle de plus en plus trompeuse – ce que Gramsci nomme la « superstructure » –, des rapports sociaux nouveaux étaient en train de s’instaurer dans le pays – la « structure ». Selon Jérôme Sainte-Marie, la révolution sociale qui a entraîné le bouleversement du champ politique et culturel s’est manifestée par la « réunification de la bourgeoisie ». Un nouveau bloc historique s’est structuré en France autour d’un accord économique sur la modernisation nécessaire du capitalisme français et d’une entente « éthico-politique » sur une nouvelle forme de consentement au pouvoir, le fameux « en même temps ». De manière presque mécanique, les couches petites et moyennes des anciennes alliances sociales qui composaient ce que l’on nommait naguère la gauche et la droite se sont retrouvées dans un agrégat aux frontières un peu floues que Jérôme Sainte-Marie qualifie de « bloc populaire » et auquel il ne s’interdit pas de prédire un avenir.
S’appuyant sur les concepts gramsciens, sa démonstration est implacable et laisse peu d’espoir à ceux qui rêvent d’une réorganisation des anciens blocs à l’approche de 2020. Tous les indicateurs semblent établir qu’il n’y aura pas de statu quo ante. Une contradiction mine cependant le bloc élitaire, qui pourrait entrer dans une zone de turbulences: celui d’une «adhésion minoritaire dans l’opinion » et d’un « vote largement par défaut dans les urnes ». Pour en revenir à Antonio Gramsci, les bourgeoisies réunifiées ne semblent pas tant exercer une hégémonie, c’est-à-dire une domination assortie d’un consensus, qu’une domination sans hégémonie. Ce qui pourrait se révéler fatal.
Et, pour finir avec Georges Sorel, il semble qu’il manque au macronisme un mythe unificateur capable d’accorder une large base sociale à son projet de révolution progressiste et moderniste. Les apôtres du néolibéralisme ont évoqué le capitalisme sans usines, l’économie tertiaire de services, les autoentrepreneurs et, récemment, l’actionnariat populaire avec la privatisation de La Française des jeux. Car la politique est aussi une guerre de mythes. Mais, bloc contre bloc, quel est le mythe social qui s’est le mieux sédimenté dans la société française contemporaine ? La « start-up nation » ou les gilets jaunes ?
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1. « Bloc contre bloc. La dynamique du macronisme », de Jérôme SainteMarie (Editions du Cerf, 288 p., 18 €).
2. « L’illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français », de Bruno Amable et Stefano Palombarini (Raison d’agir, 256 p., 10 €).
Ecrivain. Dernier livre paru : « Théorie de la bulle carrée » (Actes Sud).
Il manque au macronisme un mythe unificateur capable d’accorder une large base sociale à son projet de révolution progressiste.