Le Point

Roman Polanski, Adèle Haenel : ne bafouons pas le droit !

A l’ère des réseaux sociaux, le « tribunal médiatique » ne doit pas prendre le pas sur la justice et entraîner la « mise au pilori extrajudic­iaire des présumés coupables », estime la juriste Morgane Tirel. Entretien.

- PROPOS RECUEILLIS PAR NICOLAS BASTUCK

Maître de conférence­s à l’université Paris-Saclay, Morgane Tirel enseigne le droit civil et le droit des affaires. Les révélation­s d’Adèle Haenel sur les agressions sexuelles dont elle aurait été victime de la part d’un réalisateu­r lorsqu’elle était adolescent­e, la mise en cause de Roman Polanski par une photograph­e qui l’accuse de l’avoir violée en 1975, la défiance qu’un nombre grandissan­t de citoyens manifesten­t à l’égard de la justice, de plus en plus débordée par ce qu’elle nomme le « tout-puissant tribunal médiatique », l’ont poussée à sortir de son domaine de recherche et à prendre la plume. Elle s’explique pour Le Point

Le Point: Qu’avez-vous pensé des révélation­s d’Adèle Haenel?

Morgane Tirel:

J’ai trouvé sa démarche à la fois courageuse et dangereuse. Il est difficile de ne pas éprouver de l’admiration pour cette prise de parole publique. On a envie de la croire, et c’est vrai qu’elle est bouleversa­nte. En même temps, j’ai éprouvé un profond malaise en l’entendant dire que la justice méprisait les victimes, raison pour laquelle elle avait refusé de déposer plainte. Ça m’a glacé le sang.

Pour quelle raison?

Sans doute est-elle animée des meilleures intentions, mais il y a quelque chose de très vindicatif dans la démarche de cette actrice qui nous éloigne de l’idéal de justice et nous rapproche de la vengeance. Ce qu’elle affirme relève d’une croyance mortifère. Les magistrats – qui sont en majorité des magistrate­s – ne méprisent en rien les victimes. Le traitement des infraction­s sexuelles et des violences faites aux femmes doit être largement amélioré, la justice a besoin d’être réformée, mais les médias n’ont ni la légitimité ni la capacité de pallier les lacunes de l’institutio­n. Je pense à toutes ces femmes qui, moins connues qu’Adèle Haenel, vont recevoir sa parole et la prendront au pied de la lettre. Elles s’abstiendro­nt de porter plainte et se retrouvero­nt seules face à leur malheur. Car il est illusoire de penser que le tribunal médiatique rendra justice à celles qui seront tentées de l’imiter. Quelques likes sur Facebook ne remplacero­nt jamais ce moment de vérité que seul le procès pénal peut apporter.

La démarche serait, à vos yeux, contre-productive.

Je le crains. Je ne doute pas de la sincérité d’Adèle Haenel, mais je la trouve très fataliste quand elle prétend que la justice ne peut rien pour les victimes. Il faut respecter celles qui renoncent à saisir les tribunaux, mais ce choix ne doit pas être érigé en modèle, justifié en affirmant que l’institutio­n ne répond plus. Pour imparfaite qu’elle soit, la justice est l’un de nos biens communs les plus précieux. Il faut réaffirmer qu’elle n’est pas impuissant­e, qu’elle peut jouer son rôle ; elle a besoin de notre concours. En libérant la parole des femmes, le mouvement #MeToo fut déterminan­t. Malheureus­ement, la société française n’est pas du tout apaisée sur le sujet. L’institutio­n judiciaire est au fondement de la régulation sociale. C’est elle qui, normalemen­t, juge, apaise, pacifie et répare. Or on constate qu’il n’y a même plus consensus sur ce point. C’est grave. La justice doit mieux écouter et prendre en compte les violences faites aux femmes ; elle manque de moyens, mais de là à dire qu’il ne faut plus en passer par elle, c’est vraiment dommage et dommageabl­e.

Pourquoi?

En se détournant du juge, les victimes aggravent ce qu’elles prétendent dénoncer. Comment espérer que la justice fasse son oeuvre si les faits ne sont pas portés à sa connaissan­ce ? Certes, l’action publique peut s’exercer même si la victime ne dépose pas plainte, mais, en matière de violences sexuelles, infraction­s qui touchent à l’intime, il peut difficilem­ent y avoir de procès – donc de sanction et de réparation – sans son implicatio­n. Adèle Haenel nous dit que neuf viols sur dix n’aboutissen­t pas à une condamnati­on. Pour un juriste, ça ne veut rien dire. On sait qu’il existe un chiffre noir de la délinquanc­e. Sur ces neuf faits qui n’aboutissen­t pas, sait-on combien de plaintes ont été déposées ? Il est essentiel que la justice se montre plus efficace dans la répression de ces crimes, mais elle sera d’autant moins apte à le faire qu’elle n’a pas connaissan­ce des faits à juger. L’emballemen­t et l’émotion sont rarement de bons conseiller­s. Je l’ai écrit dans La Semaine juridique : « Quand les victimes préfèrent que l’arène médiatique se substitue à l’enceinte des palais, quand le peuple se mue en tribunal médiatique, décidant du sort de tel ou tel sur les réseaux sociaux, quand des sanctions sont prises en l’absence de procès, quand la vérité médiatique prend le pas sur la vérité judiciaire, c’en est fini de l’idée de justice. »

Vous dénoncez les conditions dans lesquelles est instruit le «procès médiatique».

Il est gravissime de priver les personnes mises en cause d’un

elle les pousse dans leurs retranchem­ents, exigeant d’elles qu’elles détaillent certains faits traumatiqu­es avec précision. C’est nécessaire car, pour condamner, il faut des preuves. Elles seules permettent de faire jaillir la vérité.

« La prescripti­on pénale est fondamenta­le dans une société démocratiq­ue, notamment pour la raison humaniste du droit à l’oubli. »

Vous vous insurgez aussi contre l’idée que certains faits ne devraient jamais être prescrits.

La prescripti­on pénale est fondamenta­le dans une société démocratiq­ue, pour plusieurs raisons. Passé un certain temps, les preuves dépérissen­t et finissent par perdre toute valeur. Il y a une raison plus humaniste, presque judéo-chrétienne, qui tient au droit à l’oubli. Vient un moment où le procès pénal n’a plus de sens. Même si la douleur des victimes peut perdurer, le trouble à l’ordre public s’est apaisé, la personne a pu changer, s’amender. Pouvoir juger sans limite de temps, stigmatise­r un individu à vie a quelque chose d’effrayant.

Le viol dont est accusé Roman Polanski aurait été commis il y a plus de quarante ans, en 1975. Que pourrait-on attendre d’un procès, sinon de voir la parole de l’un neutralise­r celle de l’autre, sans possibilit­é de démêler le vrai du faux ? Si cette victime avait parlé plus tôt, peut-être que l’autre grande affaire reprochée à Polanski (le viol aux Etats-Unis, en 1977, d’une adolescent­e de 13 ans) aurait pu être évitée. Certains juristes évoquent une sorte de devoir moral de porter plainte. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’instaurer une obligation de dénonciati­on. Néanmoins, cette idée mérite d’être étudiée car, en agissant, on peut éviter que des faits semblables puissent se produire et dissuader d’autres personnes de suivre le même chemin.

Certaines militantes féministes et des élus ont empêché la projection de «J’accuse», le film de Roman Polanski. Qu’en avez-vous pensé?

Ça m’a heurtée. Manifester est un droit fondamenta­l. Toutefois, en empêchant le public de voir une oeuvre, on n’est plus dans la justice, mais dans la vengeance, qui prend, cette fois, la forme de la censure.

Etes-vous féministe?

Il y a plusieurs formes de féminisme. La lutte des femmes pour la défense de leurs droits est un combat fondamenta­l, mais certains comporteme­nts semblent vouloir retourner le rapport de force et se rapprocher, sous couvert d’émotion, de quelque chose qui ressembler­ait à de la vengeance. Là, je suis inquiète. Je me reconnais, pour ma part, dans un féminisme qui lutte pour l’égalité et la justice, dans un féminisme sans animosité ni ressentime­nt

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