La mécano de l’espace
Ane Aanesland a co-inventé un moteur révolutionnaire pour les nanosatellites.
Hiver 1994, sur l’île arctique de Senja, près de la ville norvégienne de Tromsø. Alors que la nuit perpétuelle déprime ses voisins, une jeune femme ne se lasse pas d’admirer le ciel paré de lueurs vertes. C’est devant ce spectacle qu’Ane Aanesland décide d’étudier la physique des plasmas, science méconnue qui permet d’expliquer le phénomène des aurores boréales. La Norvégienne vient alors de fêter ses 20 ans. Elle ne se doute pas que, un quart de siècle plus tard, installée en France, elle recevra la médaille de l’innovation du CNRS après avoir co-inventé un moteur révolutionnaire pour les nanosatellites, moins cher et plus efficace. Avec des applications aussi diverses que l’accès universel à Internet, la météo, l’optimisation de l’agriculture ou la lutte contre le réchauffement, plus de 10000 de ces petits cubes de la taille d’une boîte à chaussures devraient être placés en orbite dans la décennie à venir.
Automne 2019 : laissant refroidir son café pour mieux nous détailler son moteur, la quadragénaire à la blondeur nordique garde les yeux tournés vers le ciel, malgré la grisaille parisienne… Née dans la petite ville de Finnsnes, fille de deux professeurs du secondaire, Ane Aanesland étudie la physique à l’Université arctique de Norvège, à Tromsø, une « toute petite structure, où nous étions seize doctorants, toutes matières confondues, l’année où j’ai soutenu ma thèse », glisse-t-elle avec nostalgie. Après quatre ans en Australie, elle débarque en France en 2006, au laboratoire de physique des plasmas de l’Ecole polytechnique, grâce à une bourse européenne Marie-Sklodowska-Curie, sorte d’Erasmus des chercheurs. Mariée à un Français, elle donne naissance à des jumelles avant d’être recrutée en 2008 par le CNRS, où elle s’intéresse à la propulsion des satellites.
En 2012, Ane propose à Dmytro Rafalskyi de la rejoindre en France. Ce chercheur ukrainien, presque trentenaire à l’époque, est spécialiste de la propulsion par le plasma : il apporte dans ses valises ses recherches sur le projet Neptune, un moteur qui permettrait de se passer d’un élément coûteux et encombrant, la cathode. Un jour de juillet 2014, à Cleveland (Etats-Unis), ils assistent à la Joint Propulsion Conference, la grand-messe du secteur. « Nous avons réalisé que les industriels suivaient de mauvaises pistes : dix minutes après, nous gribouilliions un business plan dans un couloir ! » se souvient la physicienne. Ils parient sur l’émergence des constellations de nanosatellites (formés de 1 à 12 cubes de 10 cm de côté pesant chacun environ 1 kg), en parallèle de « l’ancien système », fondé sur quelques très gros satellites. Tout s’enchaîne : la création de l’entreprise ThrustMe (« propulse-moi », jeu de mots avec l’anglais trust me, « aie confiance en moi »), l’implantation à Verrières-le-Buisson, dans l’Essonne, près du plateau de Saclay – au coeur de l’écosystème scientifique –, ou encore la construction des laboratoires dotés de chambres à vide. « Simuler une propulsion spatiale dans notre labo, c’est un peu comme créer sa propre aurore boréale ! » s’amuse la scientifique.
ThrustMe décroche un French Tech Ticket combinant une petite subvention et un visa pour Dmytro Rafalskyi, puis des financements de Bpifrance et de la Commission européenne, notamment, pour un total de 5 millions d’euros. Après un Executive MBA à HEC en 2017, Ane Aanesland se consacre à l’entreprise en tant que PDG. Le cofondateur, Dmytro Rafalskyi, devient directeur technique. Parmi les 20 salariés actuels, on trouve 14 nationalités, mais pas question pour autant de quitter l’Hexagone. « Rester en France est un devoir : tous les brevets que nous avons déposés, c’est grâce aux contribuables français », assure la Norvégienne, qui fête cette année ses 45 ans.
Obstacles. Le secteur est porteur, car de plus en plus de nanosatellites sont dotés de systèmes de propulsion, afin de se maintenir en position ou pour en changer et couvrir une zone différente de la planète. Entre les dernières traces d’atmosphère, qui le ralentissent, ou l’attraction terrestre et la force centrifuge, qui l’attirent dans deux directions opposées, la vie d’un nanosatellite en orbite basse (de 300 à 800 km) est très compliquée. «Sans propulsion, un satellite est lâché sur une orbite et il est condamné à y rester », explique Thomas Liénart, chef du service de propulsion spatiale au CNES, qui soutient également deux autres projets français concurrents de ThrustMe : Comat, à Toulouse, et Exotrail, à Paris.
La propulsion chimique des satellites (lire p. 100), ancien système consistant à embarquer puis à éjecter de la matière à haute pression pour générer un déplacement, a peu à peu laissé place, ces dernières années, à des systèmes hybrides, combinant ergols (le « carburant ») et électricité. Cette dernière étant fournie par les panneaux solaires, le poids au lancement est fortement réduit. Les quelques nanosatellites actuels dotés d’une propulsion électrique utilisent en majorité un gaz rare, le xénon, transformé en plasma grâce à un champ électrique. Mais cet ergol présente trois inconvénients majeurs: il nécessite un réservoir à haute pression, il est extrêmement cher et le système rejette un flux d’ions qui doivent être neutralisés
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(au sens électrique) par une ■ cathode, sans laquelle le satellite se charge négativement et attire les ions qu’il expulse. « Cela peut créer de petits éclairs destructeurs pour le satellite », précise Thomas Liénart.
ThrustMe a développé un système de propulsion non électrique qui utilise l’iode comme ergol, mais c’est bien pour son système qui combine l’iode avec l’électricité (voir infographie) qu’Ane Aanesland a été récompensée par le CNRS. Durable et bon marché, il peut permettre de démocratiser la propulsion pour les petits engins. «L’innovation de ThrustMe tient en deux axes : d’une part, l’utilisation de l’iode solide, plus dense que le xénon et qui ne nécessite pas de réservoir à haute pression, et, d’autre part, la suppression de la cathode, élément fragile et coûteux », résume Thomas Liénart.
« La solution est vraiment élégante : en appliquant une différence de potentiel électrique non pas fixe, mais variable entre les deux grilles [d’expulsion du plasma, NDLR], le moteur libère alternativement des ions et des électrons, ce qui neutralise le flux de plasma», ajoute-t-il, estimant que, sans cathode, le gain de volume est d’environ 10 %. Ane Aanesland souligne que le prix est également « divisé par deux » avec l’iode par rapport à un système complet au xénon. « Un marché est en train de se créer pour les propulsions de ce type, mais ThrustMe va devoir résoudre les problèmes liés à la corrosion », prévient Franco Ongaro, directeur technique de l’Esa et directeur du Centre européen de technologie spatiale (Estec).
Le premier lancement d’un satellite équipé d’un moteur de ThrustMe – pour le client chinois Spacety – a eu lieu le 3 novembre 2019 du centre spatial de Taiyuan, en Chine, et les premiers essais en orbite ont été concluants. Dans les prochains mois, l’expérimentation GOMX-5 de l’Esa et deux projets universitaires vont finir de valider le concept. L’enjeu, pour ThrustMe, sera ensuite de pouvoir produire ses moteurs en série… Mais ne mettons pas la charrue devant l’iode !
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