Notre palmarès des 30 livres de l’année
Et rien que 30, hélas… Alors, comme chaque année, nous avons écarté, à regret, souvent, les ouvrages déjà primés par les grands prix d’automne et ceux de nos collaborateurs. Voici nos choix : remonter le temps avec Julien Green, chevaucher avec C. E. Morg
« White », de Bret Easton Ellis
(traduit de l’anglais – Etats-Unis – par Pierre Guglielmina, Robert Laffont, 312 p., 21,50 €)
« La victimisation est devenue la nouvelle esthétique. D’ailleurs, il n’y a plus d’esthétique, il n’y a que de l’idéologie. » Voici le livre qui va permettre à nos contemporains de reprendre des vitamines. Et d’en finir avec la moraline. Dans un journal intime où il convoque sa jeunesse, ses expériences à Hollywood, ses conversations avec ses amis ou son amoureux démocrate, l’auteur le plus décapant des années 1990 s’attaque aux atteintes à la liberté d’expression dans son pays, censé en être l’incarnation, et pourfend l’autocensure, l’hystérie communautariste et la dictature des réseaux sociaux. Pour lui, ils ont simplifié la pensée et inventé le culte de l’opinion enragée. Les milléniaux, prompts à s’indigner en meute, sont même rebaptisés « wussy generation », de wuss, « pleurnicher ». Brillant, mordant, salutaire. CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT
« Le coeur de l’Angleterre », de Jonathan Coe
(traduit de l’anglais par Josée Kamoun, Gallimard, 560 p., 23 €)
C’est l’un des livres les plus drôles de l’année, et il part pourtant du constat d’un désastre. Jonathan Coe cible ici l’Angleterre de l’âge Brexit avec sagacité et incrédulité: comment en est-on arrivé à se déchirer en couple, en famille – au point de rendre nécessaire, dit-on, l’existence de conseillers conjugaux spéciaux ? A grands coups d’irresponsabilité politique autosatisfaite, bien sûr, nous souffle ce satiriste acide… Si Coe est l’un des meilleurs peintres de son temps, c’est aussi parce qu’il sait faire briller les trajectoires individuelles de ses personnages dans la grande fresque collective. Notamment les membres de la famille Trotter, déjà au coeur de « Bienvenue au club » et du « Cercle fermé », et dont il fait vibrer les cordes sentimentales pour nous jouer la petite musique du destin, mélancolique et tendre – avec ses ratés et ses moments de grâce. Si l’Angleterre nous quitte, peut-on au moins garder Jonathan Coe ? SOPHIE PUJAS
« L’archipel français »,
de Jérôme Fourquet (Seuil, 384 p., 22 €)
Mieux que personne, il a su dessiner la nouvelle géographie sociale de la France avec son best-seller « L’archipel français ». A mille lieues des polémistes qui voient dans les fractures françaises les prémices d’une guerre civile, Jérôme Fourquet analyse le phénomène froidement, sans aucun biais idéologique. A l’aide de diverses statistiques, le sondeur nous révèle, entre mille sujets d’études, l’ampleur de la sécession des élites, les conséquences de la déchristianisation du pays et la montée des communautarismes, qui viennent compenser l’effacement de l’Etat dans certains territoires. Une lecture primordiale pour qui veut comprendre la France à l’heure des gilets jaunes. SAÏD MAHRANE
« Le bal des folles »,
de Victoria Mas (Albin Michel, 256 p., 18,90 €)
Pour son premier roman, succès de librairie en cette rentrée littéraire, Victoria Mas met en scène des internées de la Salpêtrière en 1885. L’hôpital parisien est devenu un asile pour femmes, où officie alors Charcot, pionnier des études sur l’hystérie et mentor du jeune Freud. Des femmes, que
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l’époque et sa médecine ■ veulent cataloguer comme folles, préparant le bal annuel où la bonne société parisienne se repaît du spectacle de ces aliénées qui dansent. Derrière l’alibi de la déraison, des femmes psychiquement mutilées par des familles abusives, et moins psychopathes que gênantes. Ce roman est la radiographie aux couleurs fauves d’un temps de bourgeoisies hypocrites où des réprouvées se voyaient sacrifiées sur l’autel de la bienséance, au prétexte de leur liberté d’allure. Un livre fort, maîtrisé, promesse d’un talent déjà couronné.
« Une minute quarante-neuf secondes », de Riss
(Actes Sud, 320 p., 21 €)
Quand un livre vous a-t-il fait pleurer pour la dernière fois ? Nous, c’était avec celui-là. Une minute quarante-neuf secondes, c’est le temps que les assassins ont passé dans les locaux de Charlie Hebdo. Assez pour décimer la rédaction, assez pour nous faire passer tous d’un monde à l’autre. Quatre ans et demi après la tuerie, avec une humilité rageuse, Riss prend la plume et la porte dans la plaie, mêlant souvenirs d’avant et récit de l’après, dans un livre aussi entier que lui, qui tient à la fois de la littérature et du brûlot politique, du roman de formation et de l’appel au sursaut contre ceux qu’il appelle les « collabos ». Difficile, à le lire, de ne pas être saisi avec lui par la colère et la tristesse, en constatant l’abandon par beaucoup de ce qui avait fait marcher les gens le 11 janvier 2015 : une certaine idée de la liberté. C. O.-D.-B. ET E. G.
« Barbarossa : 1941. La guerre absolue », de Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri
(Passés composés, 1 000 p., 31 €)
Jamais l’humanité n’avait basculé dans une telle horreur, dans pareille extermination civile et militaire. Opération Barbarossa : le 22 juin 1941, l’Allemagne nazie attaque le géant soviétique. Le début d’une guerre absolue. Par quelle mécanique ? Préjugés, haines réciproques, tractations, erreurs dramatiques, panique du maître Staline, paranoïa soviétique…. Mille pages n’étaient pas de trop pour nous emmener dans les coulisses d’un conflit à nul autre pareil, méconnu en France, et nous plonger dans la folie des mois les plus meurtriers de l’Histoire: 5 millions de morts en deux cents jours. FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN
« Le ghetto intérieur », de Santiago H. Amigorena
(POL, 192 p., 18 €)
Et dire qu’il est reparti sans prix cette année, alors qu’il était sur toutes les listes, ou presque, et à raison ! Voilà des années que l’écrivain et scénariste franco-argentin, auteur d’une imposante oeuvre autobiographique, berçait ce livre-là. L’histoire de son grandpère qui explique tous ses livres. Il s’appelait Vicente, et il était heureux de quitter sa mère juive et la Pologne pour s’en aller faire sa propre vie dans le Nouveau Monde, en Argentine. On était en 1928, il s’était dit, enfin insouciant, qu’il ferait venir sa mère, et son frère, ensuite. Quand ils sont pris au piège du ghetto de Varsovie et de la violence nazie, il est trop tard pour leur prendre un billet. Fou de culpabilité, Vicente s’enferme dans le silence, et c’est son petit-fils qui parle, par écrit et avec une immense délicatesse, de ce naufrage intime parmi les débris d’une catastrophe historique. Bouleversant. S. P.
« Sept conférences sur Marcel Proust », de Bernard de Fallois
(préface de Luc Fraisse, Editions de Fallois, 320 p., 20 €)
« Nous voilà enfin débarrassés de Proust », se réjouissait en 1947 Sartre, qui, déjà, avait uriné sur la tombe de Chateaubriand. Les Temps modernes voulaient alors périmer « Le Temps retrouvé », réputé réactionnaire tant par la substance que par l’écriture. Au point qu’un jeune agrégé de lettres, cacique de la promotion 1948, ne parvint pas à faire accepter, sur l’oeuvre délaissée, un projet de thèse en Sorbonne. Bernard de Fallois, car c’était lui, consacrera une bonne partie de son activité intellectuelle et éditoriale à obtenir pour Proust une réparation éclatante. Dans ces sept conférences inédites, où sa pédagogie fait merveille, c’est sur l’oeuvre seule qu’il s’exprime. On y entend pourtant la voix même de Proust : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature. »
« Mon année de repos et de détente », d’Ottessa Moshfegh
(traduit de l’anglais – Etats-Unis– par Clément Baude, Fayard, 304 p., 20,90 €)
C’est la protégée de Bret Easton Ellis, et on comprend pourquoi. Née en 1981, la nouvelle star de la littérature newyorkaise s’autorise tout : y compris de publier un roman dans lequel une héroïne qui a tout pour elle décide, fatiguée de la lâcheté des mecs et de l’hysté
rie de l’époque, de s’octroyer un break d’un an rythmé par la prise régulière de drogues diverses spécialement dosées pour lui permettre de se réveiller le temps de faire une machine, de s’alimenter ou de recevoir sa meilleure amie en mal d’affection. Cruel et hilarant – mention spéciale pour le personnage de la psy, Docteur Folamour des anxiolytiques –, ce récit d’une hibernation urbaine narrée par une branchée débranchée vous tiendra éveillé jusqu’à la fin en forme de grande claque, retour brutal à la surface d’une héroïne tout sauf superficielle. MICHEL SCHNEIDER
« Réflexes primitifs »,
de Peter Sloterdijk (traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Payot, 176 p., 16,50 €) « S’il fallait caractériser d’une seule phrase l’atmosphère mentale du début du XXIe siècle, en
Occident comme dans le “reste du monde”, ce serait forcément : l’imposture est devenue l’esprit du monde. » Dans son nouveau livre, composé de cinq essais sur les thèmes de l’immigration, du Brexit, de la cohésion sociale et de la démocratie, le meilleur exégète du macronisme et du phénomène des gilets jaunes, « costume de l’accident généralisé », dit-il, défend la réalité de l’Europe dans un monde en chaos. « Nous, Européens, serons sauvés par notre médiocrité énergique. » Vous vous sentez désarmés face aux cyniques ? Voici des munitions intellectuelles pour reprendre, fissa, le combat.
« Le sport des rois »,
de C. E. Morgan (traduit de l’anglais – Etats-Unis – par Mathilde Bach (Gallimard, 656 p., 24€) « Jusqu’où peut-on courir pour échapper à son père ? » Les courses de pur-sang sont une passion de famille chez les Forge. Henry n’y déroge pas et la transmet à sa fille unique. Corps performants, ambiance compétitive jusqu’à la tentation eugéniste… Mais, en grandissant, c’est Henrietta qui part au grand galop. Et scandalise sa famille de possédants sudistes et dominateurs en s’éprenant d’Allmon, garçon d’écurie descendant d’esclaves qui a un rapport chamanique avec les bêtes. Catherine Elaine Morgan nous emporte dans une éblouissante chevauchée de l’histoire de l’Amérique en noir et blanc sur trois générations. On pense à Faulkner, soufflant sur les braises de ce roman contemporain, puissant, violent, inoubliable. VALÉRIE MARIN LA MESLÉE
« Paris de ma jeunesse »,
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Le-Tan de Pierre
Avant de nous quitter cet automne, Pierre Le-Tan (19502019) eut le temps de ressusciter, avec tendresse et ironie, les beaux quartiers du Paris de sa jeunesse et les fantômes qui le hantaient. Croqués à la plume et commentés en marge, empereurs déchus, poules et play-boys flottent sur les avenues trop larges du 16e arrondissement. Ils déambulent dans ce pays étranger qu’est devenue leur jeunesse avec une poésie inimitable. Le temps semble les avoir oubliés après les avoir posés là, comme la mer charrie ses épaves. De l’art d’évoquer toute une destinée déchue en inoubliables traits croisés…
« Le chant des revenants »,
de Jesmyn Ward son grand-père, pilier d’une famille laminée et au si lourd passé. Deux fois lauréate du National Book Award, Jesmyn Ward décrit les ravages du racisme dans un livre envoûtant qui alterne superbement réalisme brut et prosopopées poétiques.
« Héros et nageurs »,
de Charles Sprawson
C’était pour nous le livre de l’été. Et avec lui, ce sera toujours l’été. Un livre? Mieux, un bain merveilleux, tonique et sensuel. En 290 pages, cet Anglais aussi sportif qu’érudit nous raconte, depuis l’Antiquité, les rapports des écrivains avec la nage. Il crawle dans Homère, papillonne dans Byron et brasse dans Mishima avec la fluidité, la puissance et la précision d’un athlète qui serait aussi un poète et un historien. C’est un chef-d’oeuvre inconnu, à offrir à tous ceux qui pensent, comme le poète Pindare, que « l’eau est la meilleure des choses ».
« Rouge impératrice »,
de Léonora Miano
Oubliez l’Afrique pauvre et saignée par les conflits. On est dans le futur, et l’Afrique, rebaptisée Katiopa, est prospère, même si les descendants d’immigrés français représentent un danger pour la paix… On sourit, et puis on se laisse emporter dans ce roman où Edouard Glissant rencontrerait la superproduction « Black Panther » pour nous raconter une histoire d’amour et de politique entre Illunga, le gouverneur de Katiopa, et Boya, l’intellectuelle vêtue de rouge, dont l’empathie pour ces minorités identitaires inquiète l’entourage du jeune chef. Porté par une langue chatoyante de mots tirés de diverses langues africaines, un roman chaud, haletant, à rebours des discours misérabilistes sur l’Afrique.
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