Le Point

Gaspard Proust : « Voltaire ne reconnaîtr­ait plus son pays »

Il est la quintescen­ce de l’humour français, mais ne rêve plus de notre nationalit­é. Entretien avec un paradoxe vivant !

- PROPOS RECUEILLIS PAR FLORENT BARRACO ET JÉRÔME BÉGLÉ

Il y a un phénomène Gaspard Proust. Son « Nouveau Spectacle », inauguré à la Comédie des Champs-Elysées fin 2016, a attiré 300 000 spectateur­s en 450 représenta­tions. Sans promotion fracassant­e, ni affiche provocante, ni interview larmoyante. De retour avenue Montaigne, le comédien fait salle comble depuis octobre et annonce au Point qu’il prolonge la dernière version de ce seul-en-scène jusqu’en avril 2020. A l’heure où les humoristes font grise mine, il est l’un des rares à remplir son théâtre. Ses aficionado­s savent que soir après soir il se renouvelle et va déranger les hommes, les femmes, les catholique­s, les juifs, les musulmans, les bourgeois, les bobos, les Parisiens, les riches, les pauvres, la gauche, la droite… Tout le monde en prend pour son grade, regarde son voisin, se pince pour y croire avant de s’installer dans un rire généreux et essoufflé par la rapidité avec laquelle cette fine gâchette de l’humour lâche ses coups. Gaspard Proust déteste les interviews : « Je n’ai jamais un avis définitif sur un sujet et, quand je me relis, je ne suis souvent déjà plus d’accord avec moi-même. » Nous l’avons pourtant soumis à la question. Attention, réponses intelligen­tes !

Le Point : Vous remplissez les salles depuis quatre ans et pourtant vous êtes d’une étonnante discrétion dans les médias. Pourquoi ce silence? Gaspard Proust :

Depuis quelques semaines, j’ai entrepris de faire évoluer mon spectacle. Répéter inlassable­ment les mêmes choses n’est pas très stimulant, ni pour moi ni pour le public. Idéalement, il faudrait que d’ici à la mi-janvier il y ait une heure de nouveauté sur quatre-vingt-dix minutes de scène. Je veux faire des six mois que je vais passer à la Comédie des Champs-Elysées un laboratoir­e pour construire un nouveau spectacle pour ma prochaine tournée. Et je voulais que cela se sache. Voilà pourquoi je parle : faire passer une info factuelle qui me semble importante et concerne mon travail ; rien de plus, rien de moins.

Dans quel état d’esprit êtes-vous quand vous sortez de scène?

Vidé. Seul en scène pendant quatre-vingt-dix minutes à dire un texte violent, intense et dans lequel j’insère du nouveau tout en essayant de garder l’équilibre global demande une concentrat­ion et une présence de tous les instants. Je vois cela comme un match de boxe ; on ne peut pas y aller les mains dans les poches. Chaque soir est à la fois une première et une dernière. C’est sans doute aussi pour cela que je ne veux pas que mon spectacle passe à la télé. Il faut que cela reste un moment particulie­r. Ce que j’aime, c’est chercher, trouver, recommence­r. Peut-être qu’il y a là aussi une peur inconscien­te de clôturer quelque chose de manière définitive. Quand je revois mon spectacle «Gaspard Proust tapine», il y a plein de choses que je ferais différemme­nt.

« Je joue un monstre qui est là pour dire des monstruosi­tés et c’est lui qu’on vient voir. »

Recherchez-vos la surenchère pour choquer le public?

Moi, je ne cherche rien. J’essaie de faire mon job, c’està-dire de laisser vivre ce personnage qui, lui oui, cherche la surenchère. Il est totalement amoral, sans filtre, libre. Plaire, il s’en fout. Son plaisir est là parce que c’est là où sa liberté est le plus totale. Selon les salles, je laisse filer le personnage plus ou moins loin. Parfois, une surenchère permet de dérouiller les spectateur­s. C’est aussi pour cela que je ne fais pas ce spectacle en tenue de ville, mais en costume, cela crée une distance entre les gens et moi. Il y a un monstre qui est là pour dire des monstruosi­tés et c’est lui qu’on vient voir. Si ce monstre commence à expliquer qu’il est un mec bien, qu’il commence à se justifier, ce n’est plus un monstre. Méditons la phrase de François Fillon : « Est-ce

gens passent leur temps à revendique­r leur singularit­é mais ne supportent pas de ne pas voir cette singularit­é « likée » par les autres. Quand on a confiance en soi, on se fout de l’approbatio­n des autres. Et, paradoxale­ment, plus les gens sont obsédés par l’idée d’être aimés, plus ils sont violents. Cerise sur le gâteau, la société, plutôt que de contrebala­ncer cette tendance en apprenant aux gens à être responsabl­es et autonomes, les encourage à d’abord se poser en victimes et les infantilis­e. Tout ce qu’il ne fallait pas faire, bravo ! Vous définiriez-vous comme un pessimiste ?

« Plus on se définit, moins on se donne la possibilit­é de se connaître. » Ce n’est pas de moi, c’est de Laotseu. Et beaucoup de gens devraient la méditer avant de ruer dans les brancards à la moindre écorchure faite à leur petit ego. Se définir, c’est se graver dans le marbre, et cela ne marche bien que si on est fait de pierre. Ce n’est pas mon cas. Cela ne m’empêche pas de regarder, assez consterné, ce qui se passe dans le monde. On habite une société qui parle de « bienveilla­nce » du matin au soir et qui est incapable de l’appliquer à ce qui ne lui ressemble pas, alors que c’est précisémen­t son principe. Du matin au soir, on parle de la présomptio­n d’innocence, on la piétine et on s’engouffre en troupeau hystérique derrière la première accusation sans preuve en postillonn­ant, sur les dépotoirs à verbe que sont réseaux sociaux et médias, des « On ressent comme un malaise », « On se désolidari­se », « On s’émeut ». C’est à se demander parfois à quoi sert le système judiciaire dans votre pays. Si vous voulez réformer la justice pour pas cher, vous n’avez qu’à la supprimer et la délocalise­r sur Twitter. Ça marche déjà très fort, ça ne coûte pas un rond, les condamnati­ons sont instantané­es; que du bonheur ! Certes, dans la foulée, on détruira quelques innocents, mais bon, comme au-dessus des Français flottent de grands principes républicai­ns… Comme dirait l’autre, « tuez-les tous, le principe reconnaîtr­a les siens ». Je ne supporte pas cette société où il faut sans cesse se justifier. Le droit d’être débile fait partie de la liberté. Mais j’ai également le droit de m’appuyer sur ceux qui veulent être intelligen­ts, qui comprennen­t qu’on est au théâtre, que c’est un code, qu’ils ont en face d’eux un monstre et que je peux dire et imaginer les pires choses sans jamais les faire ni les penser.

« La France me fait parfois penser à l’ex-Yougoslavi­e. La seule différence est qu’on ne risque pas d’aller au goulag. »

Dans votre propos, il y a une critique de la société moderne, de l’invasion de la technologi­e…

Quand j’étais gamin, nous pensions que les robots supplanter­aient les êtres humains. Nous ne pensions pas que l’humain deviendrai­t un robot. C’est ce qui est en train d’arriver. Le politiquem­ent correct, c’est ça: on essaie de «recâbler» les gens en robots pour qu’ils ne puissent plus aller dans des endroits interdits. Tout est en train d’être standardis­é. Une phrase est dite et les gens vont faire leur cascade classique de raisonneme­nt. Les Gafam sont plus que des entreprise­s, ce sont aussi des entités idéologiqu­es. L’impuissanc­epolitique­faceàcesmo­nstresestp­étrifiante.

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