Pascal Bruckner : « Cette haine française du travail »
Pour l’auteur d’« Une brève éternité », la France est « l’homme malade de l’Europe ». Un pays qui a peur, où les jeunes sont déjà vieux et où on fait la révolution pour rester immobile.
Le Point: «On l’a gagnée, on veut la vivre, notre retraite», lit-on sur les banderoles des manifestants. Quel regard porte celui qui parle de la vieillesse comme de «l’été indien de la vie» sur ce pays paralysé par la peur de ne pas pouvoir «vivre sa retraite»?
Pascal Bruckner: Il faudrait arrêter de dire n’importe quoi. Les mots ont un sens indexé sur la réalité : on ne « gagne » pas sa retraite ! On cotise pour payer celle de nos aînés, et ce sont les actifs après nous qui paieront la nôtre si, toutefois, ils sont assez nombreux. Nul ne peut ignorer que nous avons acquis entre vingt-cinq et trente-cinq ans d’espérance de vie supplémentaires. Avant de goûter aux joies de l’oisiveté, il ne serait pas mauvais de vivre le moment présent : il y a une illusion funeste à vouloir vivre sa vie à l’envers, depuis la fin et, si l’on attend d’avoir 55 ou 60 ans pour exister au sens plein du terme, on fait du cours des jours une interminable préface à un bonheur aussi fantasmé qu’illusoire. Absurde croyance en une apothéose des derniers jours. Le crépuscule n’est radieux que si le matin et le midi ont déjà été solaires.
A-t-on trop lu à l’école «L’art d’être grand-père», de Victor Hugo?
On rêverait que ce ne soit qu’une inclination littéraire ! Mais il y a une dizaine d’années, alors que s’annonçait une réforme des retraites, la France offrait déjà le spectacle étonnant de lycéens manifestant pour leurs pensions. Etrange inversion : ces adolescents aux tempes grises, avant même d’avoir commencé une vie de travail, songeaient à la clore. L’avenir devait être écrit d’avance et la carrière sécurisée du début à la fin ! Au lieu de vouloir construire l’avenir à sa guise, la jeunesse contemporaine semble le voir comme la terre de l’incertitude. Puisque la vie est difficile, qu’au moins sa conclusion soit certifiée par l’Etat : l’automne nous dédommagera des souffrances du printemps et de l’été. Quelle illusion ! Voir des trentenaires ou des quadragénaires rêver de partir à 60 ans pour enfin profiter de leur temps libre est un crève-coeur : le mot retraite ne devrait s’appliquer qu’aux armées en déroute. J’entendais un syndicaliste du rail expliquer à la télévision qu’il allait se battre, jusqu’à Noël si nécessaire, pour ne pas se retrouver devant ses enfants sans leur avoir assuré une pension honorable. Vous imaginez les bambins accueillant leur père : papa, as-tu garanti nos retraites ?
Plusieurs quotidiens allemands s’étonnent qu’il y ait eu une manifestation d’une telle ampleur contre un projet dont on ne connaît même pas le contenu. Notre pays, qui «défile dans le
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« La folie commence dans une nation quand ses membres donnent à la moindre contrariété l’allure d’une tragédie. »
vide», comme le titre la presse outre-Rhin, a-t-il perdu le sens des réalités?
La France, nous le savons, est l’homme malade de l’Europe. La folie commence dans une nation quand ses membres donnent à la moindre contrariété l’allure d’une tragédie. Sur ce plan, notre pays montre une remarquable stabilité dans la déraison. Souvenons-nous de Bourdieu montant, comme avant lui Sartre, à l’automne1995 sur un tonneau pour protester contre le projet des réformes Juppé et s’exclamant : « C’est la fin de la civilisation. » Rien de moins. On peut même dire qu’avec les gilets jaunes le taux de déraison s’est accru. Macron devait être notre guérisseur. Il est plutôt l’accélérateur des symptômes. Avec lui la rage critique décuple, s’enfle jusqu’à la malédiction. Or beaucoup de pays européens ont accompli leur réforme des retraites : la Russie à 65 ans, l’Allemagne à 67, la Belgique à 67 également à partir de janvier, le Japon à 67, et ils ne s’en portent pas plus mal. Mais nous, Français, sommes trop spéciaux pour consentir aux mêmes mesures : mieux vaut s’abandonner au bonheur de maudire cette société jusqu’à la nausée ou ressortir l’artillerie lourde autoproclamée « antifasciste
« Nous voici repartis, pour reprendre un terme sartrien, dans la déconnade totale. »
», toujours utile quand on est à court d’arguments. A Nantes, des membres d’Extinction Rébellion n’ont-ils pas dégradé une trentaine de trottinettes « briseuses de grève » ? Nous voici repartis, pour reprendre un terme sartrien, dans la déconnade totale. A chaque interview, c’est le culte du larmoiement qui l’emporte, le conformisme de la détresse. Je souffre, donc je vaux, je souffre, donc quelqu’un est responsable. Au lieu de rivaliser dans l’excellence, hommes et femmes rivalisent dans l’étalage de leurs disgrâces, mettent un point d’honneur à décrire les tourments effroyables dont ils seraient l’objet si cette réforme passait. Mais cette terreur du changement n’est pas l’école de la résistance, plutôt celle de la douilletterie. Chacun brandit son brevet de malédiction comme un lignage à l’envers. Sans oublier ceux qui se félicitent déjà, si la grève devait durer jusqu’à Noël, de pénaliser l’orgie consumériste des fêtes : voici les grévistes décrits en agents de la rédemption ! Spécificité française : l’immobilisme se dit dans le langage des sans-culottes. Quand les Français en appellent à un soulèvement, il faut comprendre éloge des acquis, haine du changement, si minime soit-il. C’est cela, la France contemporaine : servile et révoltée, indocile et obséquieuse, souhaitant renverser un gouvernement à qui elle demande tout par ailleurs, l’Etat étant transformé en infirmière, en mater dolorosa chargée de panser nos blessures.
Qu’est-ce que cela dit de notre pays sur son rapport au travail? Ce mot aurait-il, en France, renoué avec son étymologie, le travail comme «torture»?
On dirait bien. On attend les arrêts de travail chaque saison – été excepté, car les vacances sont sacrées chez nous – dans
les gares, les transports en commun, les aéroports comme on attend l’automne, avec un mélange de fatalisme et d’excitation. Il y a de l’angoisse, mais aussi du trépignement d’enfants gâtés dans cette routine de la fronde. C’est une comédie, une scénographie bien rodée de part et d’autre dont toutes les répliques sont écrites à l’avance. Cette haine française du travail s’alimente à trois sources. Catholique : le labeur est le salaire du péché, seule la prière est grande. Aristocratique : le travail est réservé aux serfs, aux manants, la noblesse fait la chasse et la guerre. Anticapitaliste : le salariat est la prolongation de l’esclavage par d’autres moyens. Spontanément, nous criminalisons l’activité, à laquelle nous opposons la flânerie, le loisir. « Quelle belle journée ! Dommage que je doive la donner à mon patron. » Il n’en reste pas moins que le travail est seul à même de nous former en transformant le monde : il n’est pas que souffrance, tyrannie de l’horloge, il nous relie aux autres, nous offre la satisfaction du devoir accompli, nous rend utiles. Ce qui est en train de disparaître, c’est l’amour de la belle ouvrage si prégnant chez les artisans, c’est la vision classique du labeur comme patiente maturation, coopération harmonieuse avec le temps pour devenir le meilleur dans sa discipline. A la place prédomine l’idée de la besogne comme marchandise jetable, petits boulots que l’on accepte ou quitte sans état d’âme comme si l’emploi était devenu une part annexe de l’existence. D’où ce paradoxe : tandis que les classes laborieuses aspirent au temps libre, ce sont les hautes sphères qui se tuent à la tâche et brandissent le surmenage comme signe de puissance. Au XXIe siècle, les masses adopteraient peu à peu le mépris aristocratique du travail, alors que les élites embrasseraient avec délectation l’esclavage laborieux jadis réservé à la plèbe. Avec ce risque évident : en se réappropriant le travail, les maîtres se réapproprient aussi les destinées du pays et finiront par entretenir tous les autres, réduits à l’état de serfs divertis, avides de pain et de jeux avec revenu minimum garanti.
On a le sentiment que les générations précédentes, qui travaillaient beaucoup, et sans forcément penser à leur retraite, aimaient davantage leur travail, en étaient fières. Ce travail produisait d’ailleurs une certaine culture, ouvrière, par exemple. Est-ce le travail qui a changé, ou les Français?
La constitution de toute une classe d’âge en classe de loisir, renfermée sur le seul consumérisme, est une catastrophe réalisée au nom des meilleures intentions au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Hormis pour les métiers pénibles, qui requièrent en effet un régime spécial, on envoie au rebut des adultes parfaitement sains de corps et d’esprit, dotés de compétences irremplaçables et qui dépérissent après quelques mois d’inertie. C’est une véritable dévastation pour ceux qu’on force à l’arrêt et qui se sentent périmés. La fin obligatoire de l’activité, à partir de la soixantaine, nous plonge dans la malédiction du loisir absolu, comme si des populations entières de têtes blanches étaient immergées de nouveau dans l’univers infantile du parc d’attractions. Beaucoup voudraient sortir du cauchemar du désoeuvrement obligatoire, rester engagés dans le monde, prendre part à son cours, continuer à se battre. Nul ne devrait être forcé de travailler au-delà d’un certain âge s’il ne le souhaite pas. Mais nul ne devrait être empêché de continuer à travailler s’il le désire. La vérité d’une vie épanouie, et aussi une culture, réside dans l’épreuve, qui fortifie, et non dans le repos, qui affaiblit
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