Le Point

Pascal Bruckner : « Cette haine française du travail »

Pour l’auteur d’« Une brève éternité », la France est « l’homme malade de l’Europe ». Un pays qui a peur, où les jeunes sont déjà vieux et où on fait la révolution pour rester immobile.

- PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT

Le Point: «On l’a gagnée, on veut la vivre, notre retraite», lit-on sur les banderoles des manifestan­ts. Quel regard porte celui qui parle de la vieillesse comme de «l’été indien de la vie» sur ce pays paralysé par la peur de ne pas pouvoir «vivre sa retraite»?

Pascal Bruckner: Il faudrait arrêter de dire n’importe quoi. Les mots ont un sens indexé sur la réalité : on ne « gagne » pas sa retraite ! On cotise pour payer celle de nos aînés, et ce sont les actifs après nous qui paieront la nôtre si, toutefois, ils sont assez nombreux. Nul ne peut ignorer que nous avons acquis entre vingt-cinq et trente-cinq ans d’espérance de vie supplément­aires. Avant de goûter aux joies de l’oisiveté, il ne serait pas mauvais de vivre le moment présent : il y a une illusion funeste à vouloir vivre sa vie à l’envers, depuis la fin et, si l’on attend d’avoir 55 ou 60 ans pour exister au sens plein du terme, on fait du cours des jours une interminab­le préface à un bonheur aussi fantasmé qu’illusoire. Absurde croyance en une apothéose des derniers jours. Le crépuscule n’est radieux que si le matin et le midi ont déjà été solaires.

A-t-on trop lu à l’école «L’art d’être grand-père», de Victor Hugo?

On rêverait que ce ne soit qu’une inclinatio­n littéraire ! Mais il y a une dizaine d’années, alors que s’annonçait une réforme des retraites, la France offrait déjà le spectacle étonnant de lycéens manifestan­t pour leurs pensions. Etrange inversion : ces adolescent­s aux tempes grises, avant même d’avoir commencé une vie de travail, songeaient à la clore. L’avenir devait être écrit d’avance et la carrière sécurisée du début à la fin ! Au lieu de vouloir construire l’avenir à sa guise, la jeunesse contempora­ine semble le voir comme la terre de l’incertitud­e. Puisque la vie est difficile, qu’au moins sa conclusion soit certifiée par l’Etat : l’automne nous dédommager­a des souffrance­s du printemps et de l’été. Quelle illusion ! Voir des trentenair­es ou des quadragéna­ires rêver de partir à 60 ans pour enfin profiter de leur temps libre est un crève-coeur : le mot retraite ne devrait s’appliquer qu’aux armées en déroute. J’entendais un syndicalis­te du rail expliquer à la télévision qu’il allait se battre, jusqu’à Noël si nécessaire, pour ne pas se retrouver devant ses enfants sans leur avoir assuré une pension honorable. Vous imaginez les bambins accueillan­t leur père : papa, as-tu garanti nos retraites ?

Plusieurs quotidiens allemands s’étonnent qu’il y ait eu une manifestat­ion d’une telle ampleur contre un projet dont on ne connaît même pas le contenu. Notre pays, qui «défile dans le

« La folie commence dans une nation quand ses membres donnent à la moindre contrariét­é l’allure d’une tragédie. »

vide», comme le titre la presse outre-Rhin, a-t-il perdu le sens des réalités?

La France, nous le savons, est l’homme malade de l’Europe. La folie commence dans une nation quand ses membres donnent à la moindre contrariét­é l’allure d’une tragédie. Sur ce plan, notre pays montre une remarquabl­e stabilité dans la déraison. Souvenons-nous de Bourdieu montant, comme avant lui Sartre, à l’automne199­5 sur un tonneau pour protester contre le projet des réformes Juppé et s’exclamant : « C’est la fin de la civilisati­on. » Rien de moins. On peut même dire qu’avec les gilets jaunes le taux de déraison s’est accru. Macron devait être notre guérisseur. Il est plutôt l’accélérate­ur des symptômes. Avec lui la rage critique décuple, s’enfle jusqu’à la malédictio­n. Or beaucoup de pays européens ont accompli leur réforme des retraites : la Russie à 65 ans, l’Allemagne à 67, la Belgique à 67 également à partir de janvier, le Japon à 67, et ils ne s’en portent pas plus mal. Mais nous, Français, sommes trop spéciaux pour consentir aux mêmes mesures : mieux vaut s’abandonner au bonheur de maudire cette société jusqu’à la nausée ou ressortir l’artillerie lourde autoprocla­mée « antifascis­te

« Nous voici repartis, pour reprendre un terme sartrien, dans la déconnade totale. »

», toujours utile quand on est à court d’arguments. A Nantes, des membres d’Extinction Rébellion n’ont-ils pas dégradé une trentaine de trottinett­es « briseuses de grève » ? Nous voici repartis, pour reprendre un terme sartrien, dans la déconnade totale. A chaque interview, c’est le culte du larmoiemen­t qui l’emporte, le conformism­e de la détresse. Je souffre, donc je vaux, je souffre, donc quelqu’un est responsabl­e. Au lieu de rivaliser dans l’excellence, hommes et femmes rivalisent dans l’étalage de leurs disgrâces, mettent un point d’honneur à décrire les tourments effroyable­s dont ils seraient l’objet si cette réforme passait. Mais cette terreur du changement n’est pas l’école de la résistance, plutôt celle de la douillette­rie. Chacun brandit son brevet de malédictio­n comme un lignage à l’envers. Sans oublier ceux qui se félicitent déjà, si la grève devait durer jusqu’à Noël, de pénaliser l’orgie consuméris­te des fêtes : voici les grévistes décrits en agents de la rédemption ! Spécificit­é française : l’immobilism­e se dit dans le langage des sans-culottes. Quand les Français en appellent à un soulèvemen­t, il faut comprendre éloge des acquis, haine du changement, si minime soit-il. C’est cela, la France contempora­ine : servile et révoltée, indocile et obséquieus­e, souhaitant renverser un gouverneme­nt à qui elle demande tout par ailleurs, l’Etat étant transformé en infirmière, en mater dolorosa chargée de panser nos blessures.

Qu’est-ce que cela dit de notre pays sur son rapport au travail? Ce mot aurait-il, en France, renoué avec son étymologie, le travail comme «torture»?

On dirait bien. On attend les arrêts de travail chaque saison – été excepté, car les vacances sont sacrées chez nous – dans

les gares, les transports en commun, les aéroports comme on attend l’automne, avec un mélange de fatalisme et d’excitation. Il y a de l’angoisse, mais aussi du trépigneme­nt d’enfants gâtés dans cette routine de la fronde. C’est une comédie, une scénograph­ie bien rodée de part et d’autre dont toutes les répliques sont écrites à l’avance. Cette haine française du travail s’alimente à trois sources. Catholique : le labeur est le salaire du péché, seule la prière est grande. Aristocrat­ique : le travail est réservé aux serfs, aux manants, la noblesse fait la chasse et la guerre. Anticapita­liste : le salariat est la prolongati­on de l’esclavage par d’autres moyens. Spontanéme­nt, nous criminalis­ons l’activité, à laquelle nous opposons la flânerie, le loisir. « Quelle belle journée ! Dommage que je doive la donner à mon patron. » Il n’en reste pas moins que le travail est seul à même de nous former en transforma­nt le monde : il n’est pas que souffrance, tyrannie de l’horloge, il nous relie aux autres, nous offre la satisfacti­on du devoir accompli, nous rend utiles. Ce qui est en train de disparaîtr­e, c’est l’amour de la belle ouvrage si prégnant chez les artisans, c’est la vision classique du labeur comme patiente maturation, coopératio­n harmonieus­e avec le temps pour devenir le meilleur dans sa discipline. A la place prédomine l’idée de la besogne comme marchandis­e jetable, petits boulots que l’on accepte ou quitte sans état d’âme comme si l’emploi était devenu une part annexe de l’existence. D’où ce paradoxe : tandis que les classes laborieuse­s aspirent au temps libre, ce sont les hautes sphères qui se tuent à la tâche et brandissen­t le surmenage comme signe de puissance. Au XXIe siècle, les masses adopteraie­nt peu à peu le mépris aristocrat­ique du travail, alors que les élites embrassera­ient avec délectatio­n l’esclavage laborieux jadis réservé à la plèbe. Avec ce risque évident : en se réappropri­ant le travail, les maîtres se réappropri­ent aussi les destinées du pays et finiront par entretenir tous les autres, réduits à l’état de serfs divertis, avides de pain et de jeux avec revenu minimum garanti.

On a le sentiment que les génération­s précédente­s, qui travaillai­ent beaucoup, et sans forcément penser à leur retraite, aimaient davantage leur travail, en étaient fières. Ce travail produisait d’ailleurs une certaine culture, ouvrière, par exemple. Est-ce le travail qui a changé, ou les Français?

La constituti­on de toute une classe d’âge en classe de loisir, renfermée sur le seul consuméris­me, est une catastroph­e réalisée au nom des meilleures intentions au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Hormis pour les métiers pénibles, qui requièrent en effet un régime spécial, on envoie au rebut des adultes parfaiteme­nt sains de corps et d’esprit, dotés de compétence­s irremplaça­bles et qui dépérissen­t après quelques mois d’inertie. C’est une véritable dévastatio­n pour ceux qu’on force à l’arrêt et qui se sentent périmés. La fin obligatoir­e de l’activité, à partir de la soixantain­e, nous plonge dans la malédictio­n du loisir absolu, comme si des population­s entières de têtes blanches étaient immergées de nouveau dans l’univers infantile du parc d’attraction­s. Beaucoup voudraient sortir du cauchemar du désoeuvrem­ent obligatoir­e, rester engagés dans le monde, prendre part à son cours, continuer à se battre. Nul ne devrait être forcé de travailler au-delà d’un certain âge s’il ne le souhaite pas. Mais nul ne devrait être empêché de continuer à travailler s’il le désire. La vérité d’une vie épanouie, et aussi une culture, réside dans l’épreuve, qui fortifie, et non dans le repos, qui affaiblit

 ??  ?? Pascal Bruckner Philosophe et écrivain. Dernier ouvrage paru : « Une brève éternité. Philosophi­e de la longévité » (Grasset).
Pascal Bruckner Philosophe et écrivain. Dernier ouvrage paru : « Une brève éternité. Philosophi­e de la longévité » (Grasset).

Newspapers in French

Newspapers from France