La prochaine bombe
Le financement de la dépendance est crucial. Or la réponse n’a été jusqu’ici que cosmétique.
Quand Georges V. subit une opération chirurgicale, passe en réanimation, en rééducation, à la pharmacie ou au laboratoire d’analyses biologiques, il est remboursé à l’euro près. A 90 ans, les vaisseaux bouchés par l’athérosclérose, il est couvert à 100 % par l’Assurance-maladie. Mais, chaque mois depuis bientôt un an, il doit puiser 1 500 euros dans ses économies pour régler ses dépenses et celles de son épouse. Le coût de son maintien à domicile, avec quinze heures d’assistance par jour fournies par des auxiliaires de vie, engloutit l’ensemble de sa retraite et celle de sa femme, 4 000 euros par mois. Bien qu’il ne soit plus du tout autonome physiquement, il ne touche que 300 euros d’allocation personnalisée d’autonomie (Apa) et de déduction de charges de personnel en raison de ses revenus, jugés confortables.
Comme lui, des millions de familles sont touchées par la dépendance, dans leur corps, leur coeur mais aussi leur portefeuille. Qu’elles soient issues de milieux aisés, moyens ou défavorisés, en maison de retraite ou chez elles, seules ou soutenues par leurs proches, ces personnes vulnérables peuvent voir leur situation passer rapidement de tendue à dramatique. Car, malgré les promesses, pas grandchose n’est prévu pour assurer les Françaises et les Français contre les risques liés à la dépendance. En février 2011, Nicolas Sarkozy annonçait « la création d’une cinquième protection, aux côtés de la maladie, de la retraite, de la famille et des accidents du travail, qui sont les branches traditionnelles de la protection sociale». Avant de renoncer, en 2012, par manque de financement.
Sous François Hollande, pas de folie, juste une rallonge budgétaire de 700 millions d’euros par an. Et si, durant sa campagne de 2017, Emmanuel Macron a fait de nombreuses propositions pour une meilleure prise en charge des personnes âgées, c’est la crise survenue au sein des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) qui l’a forcé en 2018 à sortir du bois. « Il nous faut construire un nouveau risque », admettait-il.
Urgence. La prise en charge financière de ce fameux 5e risque serait attribuée à la Sécurité sociale, en plus des quatre qu’elle couvre déjà avec ses branches maladie, accidents du travail-maladies professionnelles, vieillesse-veuvage (et non « retraite », comme disait Sarkozy) et famille. « L’heure est venue de la grande prise de conscience », déclarait Agnès Buzyn, chargée d’une intense concertation sur le grand âge et l’autonomie, à l’occasion de la remise du rapport, en avril, de Dominique Libault – ancien directeur de la Sécurité sociale. La ministre promettait alors « une grande loi» qu’elle devait présenter au conseil des ministres « à l’automne ».
Il y a urgence, car le défi à venir est de taille, certains redoutant une «bombe à retardement financière ». Le nombre de personnes dépendantes pourrait doubler d’ici à 2050. En 2015, 1 460 000 personnes de plus de 60 ans vivant à domicile souffraient d’une perte d’autonomie, auxquelles s’ajoutaient 584 000 personnes vivant en Ehpad, soit un peu plus de 2 millions de personnes, selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) du ministère des Solidarités et de la Santé. A la même date, 1 265 000 personnes de plus de 60 ans étaient bénéficiaires de l’Apa. La hausse entre 2015 et 2050 serait de 620 000 personnes, dans un scénario bas, et de 1 260 000, dans le scénario haut, selon les progrès de la médecine et l’efficacité des actions de prévention, les Françaises et les Français vivant de plus en plus longtemps, et c’est tant mieux : en 2015, 9,1 % avaient atteint le 4e âge – plus de 75 ans –, ils seront 14,6% en 2040. Les dépenses liées à la perte d’autonomie des personnes
âgées représentaient 1,4 point du PIB, soit 30 milliards d’euros en 2014, dont 23,7 milliards en dépenses publiques et 6,3 milliards à la charge des ménages. Et encore, ces 30 milliards ne prennent pas en compte le travail informel et bénévole des 3,9 millions de proches aidants auprès des personnes âgées. S’il était valorisé, il représenterait entre 7 et 18 milliards d’euros supplémentaires. Les principales dépenses sont liées aux soins (12,2 milliards d’euros), suivies de celles dites de dépendance (aides humaines, techniques et d’aménagement des logements, 10,7 milliards) et les dépenses d’hébergement en établissement (7,1 milliards). Si les ménages consacrent seulement 0,1 milliard aux soins, ils prennent en charge 2,1 milliards sur les aides à la dépendance et 3,8 milliards sur les aides à l’hébergement. En tout, 6 milliards d’euros sont à leur charge.
Triste record. Mais ce modèle semble à bout de souffle. Non seulement le regard sur le grand âge doit évoluer (voir l’entretien page suivante), mais l’offre proposée doit changer. Si le nombre de lits en Ehpad a fortement augmenté, passant de 500 000 en 2009 à 590 000 aujourd’hui, cette évolution ne fait que conforter le triste record français, notre pays affichant l’un des taux les plus élevés d’Europe de personnes très âgées placées en institution. Un repoussoir pour de nombreux Français, qui se prononcent très majoritairement en faveur du maintien à domicile. Mais les aides financières – qu’il s’agisse du maintien à domicile ou du placement en établissement – ne suffisent pas, et le système permettant d’y accéder est le plus souvent illisible. Pourtant, le reste à charge des personnes âgées à domicile est officiellement de 60 euros par mois, contre 1 850 euros en établissement.
Ce n’est que le début de cette révolution, car le boom démographique des personnes très âgées, dont certaines dépendantes, va fortement peser sur les comptes des générations actuelles et futures. La dépense totale doublerait presque pour atteindre 2,78 points de PIB en 2060. Sauf nouvelle amélioration des aides existantes, la dépense de soutien
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des personnes dépendantes à la ■ charge des ménages passerait de 0,29 point de PIB aujourd’hui à 0,72 point à cet horizon pas très éloigné. Les plus fortes évolutions seraient observées de 2030 à 2045. Les besoins de financements publics supplémentaires pour augmenter l’Apa, rénover les maisons de retraite, former, recruter et payer correctement les professionnels aidant les personnes en perte d’autonomie en établissement ou à domicile – bref, pour réduire le reste à charge des familles – s’élèveraient, selon Dominique Libault, à 6,2 milliards d’euros en 2024 et à 9,2 milliards en 2030. Où les trouver ? Il y a un an, dans les colonnes du Point, Jérôme Guedj, ex-député socialiste et président du conseil départemental de l’Essonne, l’un des animateurs de Matières grises, un cercle de réflexion sur le vieillissement, avait lancé l’idée de réaffecter au financement de la dépendance les cotisations sociales attribuées à la contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS), créée en 1996 pour résorber la dette des régimes sociaux et qui devait s’éteindre en 2009. La CRDS s’applique à tous les revenus du travail, des indemnités (chômage, maladie…) ou du capital. Elle rapporte actuellement de 13 à 14 milliards d’euros par an. Une idée reprise par Dominique Libault, qui exclut toute hausse des impôts et le recours aux assurances privées. Son but ? Créer « un risque national à part » financé par la solidarité nationale, le fameux 5e risque. Reste à attendre les propositions du gouvernement. « On sera au rendez-vous », avait déclaré Emmanuel Macron en 2018. Un an plus tard, Agnès Buzyn soulignait : « Nous nous engageons vers une réforme de très grande envergure, je dirais même historique. » Encore des promesses ?
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