Le vaisseau fantôme de Marine Le Pen
Elle est au plus haut dans les sondages. Pourtant, militants et cadres fuient le Rassemblement national.
Cet après-midi de décembre, rue des Suisses, à Nanterre, la nuit froide tombe tristement sur « le Carré », imposant cube gris métallique et bleu marine qui sert de siège au Rassemblement national. Tonton, le petit troquet situé à deux pas du siège, où se mêlaient militants frontistes, policiers et immigrés portugais, a fermé. Désormais, on se retrouve parfois à La Fabrik, un immense bar aux murs en brique et au mobilier design, situé place de la Boule, à plusieurs centaines de mètres de là. Il n’y a plus de vie, plus de sève dans ce qui fut le centre névralgique du Front national lors de la précédente présidentielle. Il y a un paradoxe Marine Le Pen : la cheffe désormais incontestée du premier parti de France depuis les européennes n’a jamais été aussi haut dans les intentions de vote, elle est la seule politique nationale à porter la colère sociale, et pourtant… le Rassemblement national est un mouvement exsangue. Après avoir été un paquebot, puis un croiseur de guerre, il est devenu un vaisseau fantôme qui tangue au gré du vent sans être gouverné.
Toujours incapable d’attirer les élites de la nation, Marine Le Pen n’a pas remplacé les têtes coupées au lendemain de la défaite. Le trio composé de la présidente du parti à la direction, Florian Philippot à la communication et Nicolas Bay à l’organisation s’est délité : Philippot a été exclu, Bay, coprésident du groupe Europe des nations et des libertés (ENL) au Parlement européen, a été écarté et Marine Le Pen
est moins impliquée. Pour se rassurer, la présidente s’appuie plus que jamais sur ses amis de toujours, les historiques du Front national, qui la confortent, la complimentent et la font rire, mais qui sont loin d’être les plus professionnels ou les plus motivés. « Le siège du parti est une administration morte, un village Potemkine, vide la plupart du temps. Les cadres s’y précipitent lorsque Marine Le Pen vient assister aux bureaux nationaux ou aux commissions d’investiture », s’agace un membre du bureau national. Exaspérée par ce manque d’investissement, la cheffe élève souvent la voix contre ses subordonnés et utilise des stratagèmes pour les motiver. Elle a ravivé l’idée d’un « shadow cabinet » pour que chacun se saisisse d’un dossier. Mais il y a plus de sièges que de candidats crédibles… « Certaines personnes sont là depuis trente ans et n’ont pas l’habitude de gagner des élections. Mais la culture de la gagne, ça ne vient pas du jour au lendemain», plaide l’ancien ministre UMP Thierry Mariani. « On organise une formation du parti à tous les étages : délégués départementaux, trésoriers, réseaux sociaux, responsables en communication des fédérations. Ça ne se voit pas car on ne communique pas là-dessus », se défend Gilles Pennelle, chargé de coordonner les fédérations.
Sauf que le parti manque de main-d’oeuvre à tous les étages : il compte environ 20 000 adhérents, contre 50 000 en 2014. Une poignée de cadres cumulent les casquettes. A la fois vice-président et porte-parole du parti, président du mouvement de jeunes Génération nation, conseiller régional d’Ile-de-France et eurodéputé, l’ancienne tête de liste aux européennes Jordan Bardella a bien du mal à honorer le Parlement européen de sa présence.
Le RN manque de candidats solides sur lesquels s’appuyer pour les municipales. A l’image de La République en marche, le parti soutiendra de nombreux candidats issus d’autres formations politiques. Malgré ce handicap, les commissions d’investiture tournent régulièrement au procès stalinien. Certains font la chasse aux figures trop catholiques. Avant que la militante contre la loi Taubira Agnès Marion soit investie à Lyon, il a été question que le transfuge de la France insoumise Andréa Kotarac cumule l’étiquette de candidat à la métropole et à la ville, dont l’électorat est pourtant peu acquis à JeanLuc Mélenchon. « Ils s’inventent des ennemis, des sous-combats, mais on n’a personne à mettre à la place », déplore un de leurs nombreux détracteurs au bureau national.
Refondation. Si le bateau n’est plus gouverné, sa structure est de plus en plus inadaptée à la navigation. Promise au lendemain de la présidentielle, la « refondation du sol au plafond» s’inscrit dans une longue lignée des « nouveaux départs » qui ont tous eu l’effet d’un pétard mouillé. Il était prévu d’insuffler plus de démocratie interne ? Les nouveaux statuts votés en février 2018 au congrès de Lille ont été verrouillés pour donner tous les pouvoirs à la cheffe – et en particulier la possibilité d’exclure plus facilement les récalcitrants. Même chose pour la grande décentralisation annoncée : « On avait prévu de transférer nos ressources aux fédérations, mais c’est le contraire qui est arrivé : les moyens des fédérations ont été aspirés par la base », déplore une élue régionale. Prévu dans les statuts, le Conseil national des élus locaux, confié à David Rachline, le maire de Fréjus, ne s’est pas réuni une seule fois en deux ans. La fameuse « revue intellectuelle » à destination des élus n’a jamais vu le jour. La « revue de presse participative » est également restée lettre morte. La « tournée des ambassadeurs » n’a jamais eu lieu, et pour cause : elle devait servir à expliquer la refondation dans toute la France. Si les fédérations sont dynamiques, elles ne reçoivent presque plus de directives du siège car l’appareil central qui les coordonnait s’est considérablement affaibli, malgré les efforts de Gilles Pennelle, qui doit également s’occuper de sa fédération bretonne. En ce qui concerne la ligne, qui faisait débat après la présidentielle, un compromis plutôt efficace a été trouvé : le parti parle toujours d’immigration, de protection sociale et a balayé la question de la sortie de l’euro et de l’Union européenne, jugée trop anxiogène, sous le tapis.
Pour la matière grise, Marine Le Pen puise toujours chez Les Horaces, groupe occulte de hauts fonctionnaires activé lors de la précédente présidentielle, qui se réunit toutes les semaines dans l’ouest de Paris. Il est à l’origine de plusieurs livrets thématiques, comme le plan banlieue ou le plan justice, qui reposent en grande partie sur des propositions ultra sécuritaires ou infiniment coûteuses. Et travaille actuellement sur les thématiques de la défense (le RN veut augmenter le budget de l’armée à 2% avant 2025, puis « rapidement » à 3 %) et de la
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« Le siège du parti est une administration morte, vide la plupart du temps. » Un membre du bureau
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France. « Nous voulons renouer avec la politique gaullienne et faire de la France un trait d’union entre les grandes puissances, sans prendre parti entre le Qatar et l’Arabie saoudite comme l’ont fait tous les présidents », explique un « horace ». De son côté, l’eurodéputé et essayiste Hervé Juvin travaille à la création d’une fondation européenne intitulée Identité et démocratie (ID) pour produire… de nouvelles idées. L’intellectuel est à l’origine du concept de localisme, qui se confond parfois avec celui de colbertisme dans la bouche des cadres du parti, et sur lequel se base le programme des municipales. Avec Philippe Olivier, conseiller de Marine Le Pen, et Jean Messiha, membre du bureau national, ils étayent la« dé métro poli sati on », concept utopique qui consiste à dissuader les Français de vivre dans les grandes métropoles. Philippe Olivier travaille aussi sur une nouvelle réforme territoriale qui reposerait sur le triptyque communes-département-Etat et qui affaiblirait donc les compétences de la région. Pour l’heure, malgré les bonnes volontés, la production programmatique manque cruellement de forces vives et de cohésion.
Dans un parti où l’on a l’habitude de se serrer les coudes face aux attaques à répétition, il manque un lieu de vie propice à la synergie et à l’effusion des idées. Députée du Pas-de-Calais, la patronne du RN mène ses combats médiatiques de la salle des Quatre-Colonnes ou de la salle de conférences de l’Assemblée nationale, mais le centre névralgique ne s’y est pas pour autant déplacé. Au palais Bourbon, les députés du RN brillent souvent par leur absence, lassés de leur impuissance liée à l’impossibilité de constituer un groupe, et donc de se faire entendre. Députée apparentée au parti, Emmanuelle Ménard est souvent assise toute seule à l’extrême droite de l’Hémicycle.
« Je ne partage aucune de ses idées et les combattrai toujours, mais il faut reconnaître que, contrairement aux élus RN, Emmanuelle Ménard est une bonne députée : elle bosse ses dossiers sur le fond et reste toujours tard dans l’Hémicycle », constate Stanislas Guerini, patron de La République en marche. Marine Le Pen rechigne d’autant plus à s’y rendre qu’on lui a récemment attribué un siège à la commission des Finances, qui n’est pas sa tasse de thé. « Elle était absente lors des nouvelles attributions à cause d’une opération de l’oeil. Elle a fait une réclamation à Richard Ferrand, pour changer », raconte un de ses lieutenants. «En 2014, résume un de ses proches, il y a eu un déplacement du centre de gravité du parti de Nanterre au Parlement européen. Ensuite, avec l’élection de Marine, Louis [Alliot] et Bruno Bilde, il s’est déplacé à l’Assemblée nationale. Mais aujourd’hui il est un peu partout et nulle part. »
Enfin, le nerf de la guerre fait défaut. Dans un contexte de baisse des recettes, l’avocat de l’Etat, constitué en tant que partie civile dans le procès Riwal, qui s’est tenu en novembre, a réclamé 11 millions d’euros au parti, soupçonné d’avoir mis en place un système de financement occulte et élaboré des « surfacturations » de prestations livrées aux candidats, principalement lors des législatives de 2012. S’ajoute un préjudice estimé à 7 millions d’euros par le Parlement européen entre 2009 et 2017 dans l’affaire des assistants parlementaires. Appliquées, ces sanctions pécuniaires achèveraient de vider les caisses d’un parti qui revendique officiellement 16,5 millions d’euros de dette (environ 20 millions selon une source interne ). Heureusement, pour parer les coups durs, Marine Le Pen pourra à nouveau lancer un emprunt patriotique auprès de ses fidèles. Il faudra probablement compter sur eux pour tenir jusqu’à 2022… En attendant, les municipal es se préparent au rabais. Marine Le Pen limite ses déplacements et choisit parfois des candidats parce qu’ils promettent de financer eux-mêmes une partie de leur campagne.
Agression. Malgré la fragilité de son appareil, il est toujours porté à bout de bras par sa patronne, dont il ne faut pas sous-estimer la résilience, comme en témoigne cette histoire que s’échangent les militants. Le 19 janvier, pendant la campagne des européennes, elle prend le train direction Paris après un meeting à Thors (Charente-Maritime). Arrivée à destination, alors qu’elle marche sur le quai de la gare de Lyon, un homme prend son élan et lui assène un grand coup de pied derrière un genou. La présidente du RN, qui porte des talons ce jour-là, doit agripper une barrière pour ne pas s’étaler sur le sol. Pendant que l’agresseur, rapidement ceinturé par la police, hurle au fascisme, elle se rétablit, remet tranquillement sa chaussure et rentre chez elle sans porter plainte, comme si de rien n’était. Marine Le Pen encaisse puis se relève. Toujours. C’est sa routine depuis qu’elle est née
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Les municipales se préparent au rabais. Marine Le Pen limite ses déplacements.