Le Point

Le bon plaisir du « roi » de Géorgie

Bidzina Ivanichvil­i, oligarque fantasque, proche de Vladimir Poutine, est tout-puissant dans son pays.

- DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL EN GÉORGIE, MARC NEXON

Il est venu en tenue champêtre. Un pull-over gris un peu lâche, une chemise à col ouvert, et le voilà qui déambule dans la glaise au milieu des camions, des tractopell­es, des bulldozers. Mais, rapidement, un attroupeme­nt se forme et des habitants le prennent à partie. Il leur fait face. Il avance son visage pointu, tend le bras, frappe du poing dans l’air et lance : « Je fais ce que je veux de mon argent, je construis quelque chose que l’on ne trouve nulle part ailleurs. »

Il n’a pas tort. Le milliardai­re Bidzina Ivanichvil­i, 63 ans, devenu le tout-puissant maître de la Géorgie, réalise une première : la séquestrat­ion d’arbres centenaire­s. Le déracineme­nt de troncs pesant jusqu’à 650 tonnes sur les côtes de la mer Noire et leur transfert vers sa propriété privée. Un kidnapping écologique. L’affaire a lieu tous les printemps depuis trois ans dans la région de Batoumi et promet de durer. « Il veut récupérer ces quinze camphriers », souffle le militant local Rezo Kharazi en désignant d’immenses boules de feuillage vert. Non loin de là, près de la plage de galets, s’alignent des cratères, des tranchées géantes, des à-pics boueux sur lesquels se dressent des datchas désormais en équilibre instable. « Ici, il a pris quatre tulipiers, là, trois eucalyptus, là-bas, quatre magnolias », poursuit Rezo Kharazi. Au total, 93 arbres ont rejoint son parc, à 40 kilomètres. Des essences transporté­es à bord de poids lourds ou sur des barges progressan­t au large.

Un caprice dévastateu­r. 1430 arbres ont été détruits pour permettre le passage de ces convois. Sans parler de l’arrêt de la voie ferrée, de la dégradatio­n des fossés, des coupures électrique­s liées au déplacemen­t des câbles et de la mobilisati­on de près d’un millier de policiers. « Les grands arbres sont ma distractio­n », plaide Ivanichvil­i. Et l’homme s’en donne les moyens. « Il a survolé mon champ en hélicoptèr­e et a repéré mon eucalyptus de 7 mètres de diamètre, raconte Nazi Djindavadz­é, qui récolte ses mandarines. L’un de ses gars s’est présenté, il a demandé combien je voulais et il est revenu une semaine plus tard en disant d’accord. C’était très simple. » Pour 6 000 euros et après trois mois d’excavation, l’eucalyptus a, lui aussi, migré vers la villa de l’oligarque. Nul ne sait s’il survivra. « 90 % des espèces transplant­ées se développen­t bien », affirme Nargouli Asanidzé, un botaniste local. « Il faudra plusieurs années pour le vérifier, enrage Rezo Kharazi. Il achète le silence de tout le monde. »

Ivanichvil­i, il est vrai, dépense sans compter. Grâce à une fortune estimée à 5 milliards de dollars, soit l’équivalent d’un tiers du PIB de la Géorgie, il s’offre tout. Des arbres, des hôtels, des toiles de maître, des animaux exotiques… Et le pouvoir. Depuis 2013, il règne sur l’ex-république soviétique de 4 millions d’habitants. En marionnett­iste. Via le parti fondé par ses soins, Rêve géorgien, majoritair­e au Parlement. Il n’occupe aucune fonction exécutive, mais il place ses hommes. Le ministre de l’Intérieur ? Son ancien garde du corps. Le ministre de la Défense ? L’ex-baby-sitter de son fils. Le procureur général ? Son ex-avocat. Le ministre de la Santé ? Son médecin personnel, remplacé au même poste depuis l’été par la dentiste de sa femme. Une gouvernanc­e clanique qui exaspère la population et le fait plonger dans les sondages. Quant à ses promesses, elles s’envolent. La dernière, visant à instaurer le scrutin proportion­nel, a été balayée par des députés aux ordres. Un pied de nez qui déclenche une crise au parfum révolution­naire. Avenues bloquées par 20 000 manifestan­ts, tentes plantées devant le Parlement, braseros allumés toute la nuit, la fronde ne cesse de grossir. « Il y avait un moment que la jeunesse ne s’était pas autant mobilisée », reconnaît un diplomate.

Conte de fées. L’histoire d’Ivanichvil­i débute pourtant comme un conte de fées. Le jeune Bidzina grandit dans une modeste famille géorgienne dans le centre du pays. Son père travaille dans une usine de manganèse, et lui-même parcourt chaque jour 3 kilomètres, pieds nus dans ses chaussures, pour se rendre à l’école. Ses bons résultats le conduisent à Moscou, où il commence des études

d’ingénierie ferroviair­e. Il va ■ surtout y monter des affaires. Le début des années 1990 appartient aux mafias, aux privatisat­ions effrénées, aux culbutes financière­s. Ivanichvil­i y excelle. D’abord, en important des ordinateur­s et des téléphones à touches. Il travaille dans un 3-pièces avec un partenaire, Vitali Malkine, qui deviendra sénateur en Russie. Bientôt, il amasse 80 000 dollars, avec lesquels il ouvre une banque, Rossïsky Kredit. Il investit alors dans une usine d’aluminium en Sibérie et dans des mines de fer. Il acquiert des parts dans des hôtels de luxe, participe à la constructi­on de complexes immobilier­s, monte une chaîne de pharmacies baptisée Doctor Stoletov et parvient à détenir 1 % du géant gazier Gazprom. C’est aussi l’époque où il effectue des séjours en France. Il aurait résidé à Louvecienn­es, à La Celle-Saint-Cloud, et acquis plusieurs appartemen­ts à Paris. Il aurait également épousé une Russe à la mairie du 13e alors qu’il était déjà marié à Ekaterina Khvedelidz­é. Un mystérieux mariage parisien rompu par un divorce trois ans plus tard.

En 2002, il revient en Géorgie. Il assiste à la révolution des Roses et au sacre de Mikhaïl Saakachvil­i, un diplômé de l’université Columbia, « le plus jeune président européen », résolument tourné vers l’Ouest. La croissance décolle, les chefs de gang échouent en prison, la corruption recule et des trentenair­es formés à l’étranger affluent dans les ministères. Ivanichvil­i, lui, finance les uniformes de l’armée et le dôme de la cathédrale, mais se tient en retrait. « Saakachvil­i le jugeait intellectu­ellement nul, il n’a jamais voulu le prendre au sérieux », raconte Thorniké Gordadzé, ex-ministre pour l’Intégratio­n européenne.

Le tournant a lieu en 2007. Cette année-là, les forces antiémeute­s de Saakachvil­i répriment violemment une série de manifestat­ions et la censure frappe les médias d’opposition. Les Occidentau­x s’inquiètent du penchant autoritair­e de leur chouchou. Coup de théâtre un an plus tard : Saakachvil­i décide de répondre aux provocatio­ns de Moscou et déclenche une guerre en Ossétie du Sud, une province géorgienne occupée par les Russes. Poutine lance ses chars et menace de prendre Tbilissi. L’offensive de Saakachvil­i est un fiasco. En représaill­es, Moscou déclare l’indépendan­ce des deux régions séparatist­es, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud.

Pressions. Ivanichvil­i ronge son frein. Et tempête contre le « dictateur » Saakachvil­i. « Erreurs impardonna­bles », assène-t-il. Car il est décidé à conquérir le pouvoir. Il s’y prépare depuis des mois. Comment ? En multiplian­t les dons. Des centaines de millions de dollars alloués à la réfection des écoles, des hôpitaux, des routes. Une opération de séduction également menée auprès des artistes. « Il a assisté un jour à un spectacle, raconte Davit Doiachvili, le directeur du théâtre dramatique et musical de Tbilissi. Puis, le lendemain, son banquier nous a appelés pour nous proposer de doubler tous nos salaires. C’était incroyable ! » Le poète Koté Koubaneïch­vili évoque, lui, un homme venu lui rendre visite peu de temps avant son anniversai­re. « Il s’est assis sur cette marche, dit-il en montrant un escalier encombré de livres. Il m’a demandé ce que je souhaitais comme cadeau. Je lui ai répondu, en riant, le dictionnai­re culinaire d’Alexandre Dumas. Le jour de ma fête, il est revenu avec l’ouvrage. Il avait fait envoyer un avion à Moscou. » Le poète devient l’hôte régulier d’Ivanichvil­i. Il se souvient d’un repas au cours duquel l’oligarque s’exclame : « Ah, j’ai perdu 2 millions en Bourse ! Je suis triste pour vous. Demain, j’en gagnerai trois », répond-il. Koté continue à bénéficier de ses largesses. « Il a payé 10 000 euros de frais universita­ires pour notre fils aux Pays-Bas. » « Il a même voulu nous offrir

« Saakachvil­i le jugeait intellectu­ellement nul, il ne le prenait jamais au sérieux. » T. Gordadze

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Folie des grandeurs. La propriété du milliardai­re, toute de verre et d’acier, d’une surface de 10 000 mètres carrés, conçue par l’architecte japonais Shin Takamatsu pour 50 millions de dollars.
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Bidzina Ivanichvil­i a fait déraciner et transférer par route ou via la mer Noire une centaine d’arbres pour agrémenter son parc de plusieurs hectares.
Kidnapping écologique. Bidzina Ivanichvil­i a fait déraciner et transférer par route ou via la mer Noire une centaine d’arbres pour agrémenter son parc de plusieurs hectares.

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