Le bon plaisir du « roi » de Géorgie
Bidzina Ivanichvili, oligarque fantasque, proche de Vladimir Poutine, est tout-puissant dans son pays.
Il est venu en tenue champêtre. Un pull-over gris un peu lâche, une chemise à col ouvert, et le voilà qui déambule dans la glaise au milieu des camions, des tractopelles, des bulldozers. Mais, rapidement, un attroupement se forme et des habitants le prennent à partie. Il leur fait face. Il avance son visage pointu, tend le bras, frappe du poing dans l’air et lance : « Je fais ce que je veux de mon argent, je construis quelque chose que l’on ne trouve nulle part ailleurs. »
Il n’a pas tort. Le milliardaire Bidzina Ivanichvili, 63 ans, devenu le tout-puissant maître de la Géorgie, réalise une première : la séquestration d’arbres centenaires. Le déracinement de troncs pesant jusqu’à 650 tonnes sur les côtes de la mer Noire et leur transfert vers sa propriété privée. Un kidnapping écologique. L’affaire a lieu tous les printemps depuis trois ans dans la région de Batoumi et promet de durer. « Il veut récupérer ces quinze camphriers », souffle le militant local Rezo Kharazi en désignant d’immenses boules de feuillage vert. Non loin de là, près de la plage de galets, s’alignent des cratères, des tranchées géantes, des à-pics boueux sur lesquels se dressent des datchas désormais en équilibre instable. « Ici, il a pris quatre tulipiers, là, trois eucalyptus, là-bas, quatre magnolias », poursuit Rezo Kharazi. Au total, 93 arbres ont rejoint son parc, à 40 kilomètres. Des essences transportées à bord de poids lourds ou sur des barges progressant au large.
Un caprice dévastateur. 1430 arbres ont été détruits pour permettre le passage de ces convois. Sans parler de l’arrêt de la voie ferrée, de la dégradation des fossés, des coupures électriques liées au déplacement des câbles et de la mobilisation de près d’un millier de policiers. « Les grands arbres sont ma distraction », plaide Ivanichvili. Et l’homme s’en donne les moyens. « Il a survolé mon champ en hélicoptère et a repéré mon eucalyptus de 7 mètres de diamètre, raconte Nazi Djindavadzé, qui récolte ses mandarines. L’un de ses gars s’est présenté, il a demandé combien je voulais et il est revenu une semaine plus tard en disant d’accord. C’était très simple. » Pour 6 000 euros et après trois mois d’excavation, l’eucalyptus a, lui aussi, migré vers la villa de l’oligarque. Nul ne sait s’il survivra. « 90 % des espèces transplantées se développent bien », affirme Nargouli Asanidzé, un botaniste local. « Il faudra plusieurs années pour le vérifier, enrage Rezo Kharazi. Il achète le silence de tout le monde. »
Ivanichvili, il est vrai, dépense sans compter. Grâce à une fortune estimée à 5 milliards de dollars, soit l’équivalent d’un tiers du PIB de la Géorgie, il s’offre tout. Des arbres, des hôtels, des toiles de maître, des animaux exotiques… Et le pouvoir. Depuis 2013, il règne sur l’ex-république soviétique de 4 millions d’habitants. En marionnettiste. Via le parti fondé par ses soins, Rêve géorgien, majoritaire au Parlement. Il n’occupe aucune fonction exécutive, mais il place ses hommes. Le ministre de l’Intérieur ? Son ancien garde du corps. Le ministre de la Défense ? L’ex-baby-sitter de son fils. Le procureur général ? Son ex-avocat. Le ministre de la Santé ? Son médecin personnel, remplacé au même poste depuis l’été par la dentiste de sa femme. Une gouvernance clanique qui exaspère la population et le fait plonger dans les sondages. Quant à ses promesses, elles s’envolent. La dernière, visant à instaurer le scrutin proportionnel, a été balayée par des députés aux ordres. Un pied de nez qui déclenche une crise au parfum révolutionnaire. Avenues bloquées par 20 000 manifestants, tentes plantées devant le Parlement, braseros allumés toute la nuit, la fronde ne cesse de grossir. « Il y avait un moment que la jeunesse ne s’était pas autant mobilisée », reconnaît un diplomate.
Conte de fées. L’histoire d’Ivanichvili débute pourtant comme un conte de fées. Le jeune Bidzina grandit dans une modeste famille géorgienne dans le centre du pays. Son père travaille dans une usine de manganèse, et lui-même parcourt chaque jour 3 kilomètres, pieds nus dans ses chaussures, pour se rendre à l’école. Ses bons résultats le conduisent à Moscou, où il commence des études
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d’ingénierie ferroviaire. Il va ■ surtout y monter des affaires. Le début des années 1990 appartient aux mafias, aux privatisations effrénées, aux culbutes financières. Ivanichvili y excelle. D’abord, en important des ordinateurs et des téléphones à touches. Il travaille dans un 3-pièces avec un partenaire, Vitali Malkine, qui deviendra sénateur en Russie. Bientôt, il amasse 80 000 dollars, avec lesquels il ouvre une banque, Rossïsky Kredit. Il investit alors dans une usine d’aluminium en Sibérie et dans des mines de fer. Il acquiert des parts dans des hôtels de luxe, participe à la construction de complexes immobiliers, monte une chaîne de pharmacies baptisée Doctor Stoletov et parvient à détenir 1 % du géant gazier Gazprom. C’est aussi l’époque où il effectue des séjours en France. Il aurait résidé à Louveciennes, à La Celle-Saint-Cloud, et acquis plusieurs appartements à Paris. Il aurait également épousé une Russe à la mairie du 13e alors qu’il était déjà marié à Ekaterina Khvedelidzé. Un mystérieux mariage parisien rompu par un divorce trois ans plus tard.
En 2002, il revient en Géorgie. Il assiste à la révolution des Roses et au sacre de Mikhaïl Saakachvili, un diplômé de l’université Columbia, « le plus jeune président européen », résolument tourné vers l’Ouest. La croissance décolle, les chefs de gang échouent en prison, la corruption recule et des trentenaires formés à l’étranger affluent dans les ministères. Ivanichvili, lui, finance les uniformes de l’armée et le dôme de la cathédrale, mais se tient en retrait. « Saakachvili le jugeait intellectuellement nul, il n’a jamais voulu le prendre au sérieux », raconte Thorniké Gordadzé, ex-ministre pour l’Intégration européenne.
Le tournant a lieu en 2007. Cette année-là, les forces antiémeutes de Saakachvili répriment violemment une série de manifestations et la censure frappe les médias d’opposition. Les Occidentaux s’inquiètent du penchant autoritaire de leur chouchou. Coup de théâtre un an plus tard : Saakachvili décide de répondre aux provocations de Moscou et déclenche une guerre en Ossétie du Sud, une province géorgienne occupée par les Russes. Poutine lance ses chars et menace de prendre Tbilissi. L’offensive de Saakachvili est un fiasco. En représailles, Moscou déclare l’indépendance des deux régions séparatistes, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud.
Pressions. Ivanichvili ronge son frein. Et tempête contre le « dictateur » Saakachvili. « Erreurs impardonnables », assène-t-il. Car il est décidé à conquérir le pouvoir. Il s’y prépare depuis des mois. Comment ? En multipliant les dons. Des centaines de millions de dollars alloués à la réfection des écoles, des hôpitaux, des routes. Une opération de séduction également menée auprès des artistes. « Il a assisté un jour à un spectacle, raconte Davit Doiachvili, le directeur du théâtre dramatique et musical de Tbilissi. Puis, le lendemain, son banquier nous a appelés pour nous proposer de doubler tous nos salaires. C’était incroyable ! » Le poète Koté Koubaneïchvili évoque, lui, un homme venu lui rendre visite peu de temps avant son anniversaire. « Il s’est assis sur cette marche, dit-il en montrant un escalier encombré de livres. Il m’a demandé ce que je souhaitais comme cadeau. Je lui ai répondu, en riant, le dictionnaire culinaire d’Alexandre Dumas. Le jour de ma fête, il est revenu avec l’ouvrage. Il avait fait envoyer un avion à Moscou. » Le poète devient l’hôte régulier d’Ivanichvili. Il se souvient d’un repas au cours duquel l’oligarque s’exclame : « Ah, j’ai perdu 2 millions en Bourse ! Je suis triste pour vous. Demain, j’en gagnerai trois », répond-il. Koté continue à bénéficier de ses largesses. « Il a payé 10 000 euros de frais universitaires pour notre fils aux Pays-Bas. » « Il a même voulu nous offrir
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« Saakachvili le jugeait intellectuellement nul, il ne le prenait jamais au sérieux. » T. Gordadze