Relancé par Houellebecq, publié en « Pléiade », fêté au musée d’Orsay : mais pourquoi cet écrivain décadent et mystique est-il autant à la mode ?
Personne ne sait vraiment à quoi s’en tenir avec ce très curieux Joris-Karl Huysmans (1848-1907). L’homme était irascible, compliqué, frénétiquement célibataire, ami du sarcasme. L’écrivain, lui, se voulait ivre de mots et d’hypotyposes, de vocables mystérieux, de phrases entortillées. Successivement naturaliste, surnaturaliste, mystique puis chrétien, ce grand bizarre hésita, sa vie durant, entre l’ennui, la volupté et la foi. Fonctionnaire exemplaire au ministère de l’Intérieur, il fut également tenté par les messes noires, les prostituées, le satanisme, la solitude, la décadence, avant de tout miser in fine sur Dieu – ce numéro qui finit souvent par sortir dans le casino du désespoir…
On lui doit une dizaine de romans importants – dont deux ou trois peuvent être considérés comme des chefs-d’oeuvre d’un certain genre. A défaut de quelque canonisation (qui aurait bien plu au frère oblat qu’il était devenu à la fin de sa vie, chez les bénédictins de Ligugé), le voici aujourd’hui en « Pléiade » chez Gallimard. Le papier bible sied à ce complice bilieux des Evangiles, ainsi que le cuir chagrin qui emballe désormais tout ce que sa fureur avait jadis jeté sur des pages crépusculaires, furieuses, incendiaires.
Le somnambule de Saint-Sulpice. En vérité, cette résurrection, voire cette canonisation, avait déjà eu lieu, voilà deux ou trois ans, grâce à… Michel Houellebecq – puisque le héros de son roman « Soumission » est un spécialiste de Huysmans. Quel besoin avait donc eu le plus-grand-écrivain-français de raviver la figure désuète d’un somnambule du quartier Saint-Sulpice ? De le célébrer comme un maître ? De s’identifier à lui («Il aurait pu être un ami pour moi», dixit Michel H.) ? Sans doute parce qu’il lui fallait une référence propre à prouver que la spiritualité reste, pour nos saisons matérialistes, une issue plausible, peutêtre désirable. Le héros houellebecquien s’abandonnait ainsi aux extases de l’islam comme Huysmans, en son temps, s’abandonna aux extases catholiques. Mais une question s’impose : pourquoi l’auteur vénéneux d’«A rebours» et de «Là-bas» avait-il suivi ce chemin de croix que rien, a priori, ne laissait prévoir ?
Pour Huysmans, en effet, tout avait brièvement commencé sur les rives baudelairiennes du poème en prose (avec son « Drageoir aux épices »), avant de se poursuivre, comme la mode l’exigeait alors, vers le naturalisme le plus orthodoxe. Zola devient son phare littéraire. Sa conception du roman s’aligne aussitôt sur ce que l’on prônait aux soirées de Médan – dont il est un membre actif. Ce « réaliste » façon frères Goncourt publie beaucoup (« Marthe », « Les soeurs Vatard », « En ménage »…), fait l’éloge du désarroi (Folantin, son héros d’« A vau-l’eau », est l’incontestable ancêtre du Roquentin de « La nausée » sartrienne), mais tout indique qu’il suffoque – comme Claudel, Mallarmé ou Villiers de l’Isle-Adam – dans cette stricte vision d’un monde réel, trop réel.
D’où le coup de tonnerre que sera la publication d’« A rebours » (1884) – après la lecture duquel l’auteur des « Diaboliques », Barbey d’Aurevilly,
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« Pendant toutes les années de ma triste jeunesse, Huysmans demeura pour moi un compagnon, un ami fidèle ; jamais je n’éprouvai de doute, jamais je ne fus tenté d’abandonner, ni de m’orienter vers un autre sujet (…). » (« Soumission », 2015)
« C’était, en peinture, un déluge de niaiseries molles ; en littérature, une intempérance de style plat et d’idées lâches, car il lui fallait de l’honnêteté au tripoteur d’affaires, de la vertu au flibustier qui pourchassait une dot pour son fils et refusait de payer celle de sa fille ; de l’amour chaste au voltairien qui accusait le clergé de viols, et s’en allait renifler hypocritement, bêtement, sans dépravation réelle d’art, dans les chambres troubles, l’eau grasse des cuvettes et le poivre tiède des jupes sales ! (…) Eh ! croule donc, société ! Meurs donc, vieux monde ! » (« A rebours », 1884)
Duo de dandys. Et duo de Normands : Jules Barbey d’Aurevilly (1808-1889) et Jean Lorrain (1855-1906) pourraient être les cousins de Des Esseintes. Huysmans écrira d’ailleurs à Lorrain (au centre) : « Je crois très franchement que votre littérature reste le plus sérieux de mes vices. » Quant à Barbey
(à gauche), plusieurs pages d’« A rebours » lui sont consacrées : « Il glissait, lui aussi, afin d’affronter Dieu, à l’érotomanie démoniaque, forgeant des monstruosités sensuelles. » Des Esseintes possède d’ailleurs un exemplaire des « Diaboliques » « dans un encadrement de pourpre cardinalice ».
Tortue-bijou. L’ennui. C’est le mal dont souffre Des Esseintes. Alors il trouve des distractions. « Regardant, un jour, un tapis d’Orient, à reflets, et, suivant les lueurs argentées qui couraient sur la trame de la laine, jaune aladin et violet prune, il s’était dit : il serait bon de placer sur ce tapis quelque chose qui remuât et dont le ton foncé aiguisât la vivacité de ces teintes. » Et le voilà qui se fait livrer une tortue. Las, le spectacle est terne. Il la fait alors caparaçonner d’or et de pierreries. C’est beau, mais elle meurt. L’exposition l’a ressuscitée, sous carapace sertie de pierres précieuses accompagnées de neuf pièces de monnaie de la Grèce antique
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« Joris-Karl Huysmans critique d’art. De Degas à Grünewald sous le regard de Francesco Vezzoli », musée d’Orsay, Paris, jusqu’au 1er mars 2020. Catalogue sous la direction de Stéphane Guégan et André Guyaux (Gallimard/musée d’Orsay).