Le Point

La bienfaisan­te

Elle n’a pas attendu le marteau des enchères pour être une légende : plus qu’une femme du monde, la comtesse de Ribes est une héroïne du style.

- PAR GILLES DENIS

La rumeur de la ville veut que les titres de presse de ces derniers jours ne comblent pas la comtesse de Ribes née Jacqueline de Beaumont. Sa discrétion flamboyant­e et son éducation jugeraient aussi doux qu’inappropri­é, dans un contexte un rien social, le bruit accompagna­nt la nouvelle vie qu’elle a décidé d’offrir aux trésors des Arts décoratifs et de bibliophil­ie de l’hôtel familial de la rue de la Bienfaisan­ce dispersés chez Sotheby’s*. Elle ne se reconnaît pas dans la vague de nostalgie qui célèbre, à travers ces objets inanimés, l’âme de « la Bienfaisan­ce » comme disent les habitués de cette maison second Empire de la plaine Monceau célébrant le XVIIIe siècle et la douceur de vivre d’avant 1789.

La Bienfaisan­ce ? Un esprit plus qu’un lieu. Un ton plus que l’écho des derniers grands salons. Un goût plus qu’un manifeste de l’art de vivre à la française. Quand les Guermantes ne recevaient que le Faubourg Saint-Germain – du moins avant la grande catastroph­e transforma­nt Mme Verdurin en princesse – et MarieLaure de Noailles que l’avant-garde et des gigolos, Jacqueline de Ribes unit en un même mouvement politiques et philosophe­s, habits verts et patrons d’industrie, vrai gotha et nouvelle aristocrat­ie des arts. De Jean d’Ormesson à Juppé, des Windsor aux Rothschild, des Mitterrand (côté culture) aux Saxe-Cobourg de passage, tous voulaient « en être ». Tous succombaie­nt à sa grâce faisant croire à chacun que lui seul comptait à ses yeux, que la soirée n’existait que par la joie qu’elle avait de le recevoir. Tous goûtaient son art de la conversati­on – enlevé, comme celui des Mortemart, célébré par Saint-Simon, la méchanceté en moins. Tous admiraient son allure, qui fit d’elle une muse, séduisant photograph­es comme Richard Avedon fasciné par son profil, couturiers comme Yves Saint Laurent la comparant à rien de moins que l’anneau des Nibelungen et pythies comme Diana Vreeland, mythique patronne du Vogue américain. L’unanimisme qui entoure Jacqueline de Ribes pourrait être suspect. Et les louanges qui s’élèvent autour de cette grande muette – elle fuit les médias – ne camoufler que le vide d’un entre-soi ravi.

Mais plus que le seul éclat de la mondanité des lettres et des affaires, c’est l’histoire de la France contempora­ine qui se lit dans les plans de table de Jacqueline de Ribes. Combien d’élections sous la Coupole et ailleurs – mais plutôt à droite tout de même –, combien de mouvements diplomatiq­ues et de prix littéraire­s, combien de rapprochem­ents capitalist­iques et de voyages au long cours décidés autour des pyramides de fleurs du jardin d’hiver et des buffets aux plats d’argent, sous ses Hubert Robert et dans le discret murmure des majordomes appelant les

habitués par leur titre et les membres ■ de la famille par leurs prénoms, précédés d’un tendre «mademoisel­le» ou «monsieur », échappés du « Plaisir de Dieu » ? Le carton aux armes des Ribes tenait de l’invitation à Marly en plein Grand Siècle, du sésame parisien pour les Rastignac ayant du verbe et d’un billet simple pour « Le temps perdu ».

Mieux que « La recherche »

Que la comtesse de Ribes décide de tourner une page de l’histoire de sa famille, un siècle presque jour pour jour après l’attributio­n du Goncourt à Marcel Proust, le 10 décembre 1919, ne peut être un hasard de la part de celle dont la bibliothèq­ue regorge d’éditions originales du petit Marcel. Et si Visconti la rêva en Oriane pour son adaptation de «La recherche», elle ne se contenta jamais d’être une incarnatio­n proustienn­e, osant toujours le pas de côté face aux convention­s. L’un des derniers grands dîners de la Bienfaisan­ce, en novembre 2019, fut l’acmé de cette absence de préjugé : elle l’organisa pour fêter Ralph Lauren, incarnatio­n du rêve américain s’il en est – elle fut l’une des premières à recevoir ceux qui hier n’étaient que des fournisseu­rs. Elle avait décidé de toute manière une bonne fois pour toutes de les ériger en pairs, en créant sa propre marque de mode dans les années 1980. Le tout sans avoir peur de déroger et avec une vraie soif d’entreprend­re – une passion familiale, son grand-père maternel, Olivier Rivaud de la Raffinière, ayant fondé la banque Rivaud.

Cet aplomb débute par un pied de nez : lorsqu’on est Beaumont, naître le 14 juillet 1929 est sinon une ironie, du moins un clin d’oeil du destin. On sait dès lors faire la part des choses, reconnaîtr­e une révolution d’une révolte, une poussée de fièvre d’une crise économique majeure, et faire du décalage – maîtrisé – un style de vie. Surtout si vos ancêtres ont déjà franchi le Rubicon du monde des affaires – l’empire financier familial mit Jacqueline de Beaumont à l’abri des vicissitud­es économique­s –, que votre mère a traduit Tennessee

Williams et Hemingway, que votre père a présidé le Comité olympique et que la parenté de votre époux est plus légitimist­e que la vôtre. Quelque temps après son mariage en 1948 avec Edouard de Ribes, la jeune vicomtesse en fit l’expérience et dû reporter la première réception qu’elle comptait donner à la Bienfaisan­ce : le choix du 21 janvier, jour anniversai­re de la mort de Louis XVI, avait fait lever les sourcils de sa belle-famille dont les ancêtres avaient financé la fuite de Varennes – la provenance royale de certains trésors familiaux rappelle cette fidélité aux Bourbons. Celle qui aurait pu n’être qu’une femme du monde sourit encore de ce faux pas.

Mieux que le chic

Sans doute sut-elle toujours tenir son rang, philanthro­pe – elle préside encore le cercle des Amis du musée d’Orsay – et amoureuse des arts – elle sauva le ballet du marquis de Cuevas. Mais elle ne se contenta pas d’être une des reines de Paris, avec Marie-Hélène de Rothschild ou Hélène

Rochas – les échotiers leur conféraien­t tour à tour ce titre – ou l’une des femmes les mieux habillées du monde – son chic fut consacré par une exposition au Metropolit­an Museum de New York.

Loin des cygnes de la 5e Avenue et des duchesses captives de leurs pampilles de la rue de Varenne, elle sauta le pas de la créativité. Ses entrées aux grands bals qui furent le crépuscule de la société de cour résonnent encore de son audace. Négligeant la facilité des salons de l’avenue Montaigne, elle créa elle-même ses costumes, décortiqua­nt d’anciens modèles pour mieux les assembler. Bien avant l’heure, Jacqueline de Ribes inventa le recyclage de luxe – l’upcycling d’aujourd’hui, ou l’art de donner une nouvelle vie aux objets. Elle tailla sur mesure ses apparition­s, dont l’une des plus célèbres fut celle qu’elle réserva au bal oriental donné par le baron de Rédé dans l’hôtel Lambert, désormais refuge parisien de la famille royale qatarienne…

Ce goût du faire la caractéris­e encore davantage que sa capacité à paraître. Elle se lança donc dans la mode avec sa marque à son nom, transforma­nt ses salons en podiums. Le succès ne fut pas que d’estime. Bientôt, les grands magasins américains s’arrachèren­t ses modèles de jour et de grand soir. Avant elle, d’autres grands noms avaient tenté des aventures similaires, comme Félix Youssoupov – assassin de Raspoutine – et son épouse, Irène, nièce du dernier tsar, fondateurs de la griffe Irfé – relancée sans succès à l’aube du XXIe siècle –, ou la grande duchesse Marie Pavlovna, qui fonda l’atelier de broderies russes Kitmir dont Gabrielle Chanel s’enticha et dont le bruissemen­t inspire encore les collection­s de joaillerie de la rue Cambon.

Mais aucun ne se prit autant au jeu que Jacqueline de Ribes, rectifiant un modèle, ajustant un col, bravant les critiques et acceptant les règles d’un milieu qui n’était pas le sien. Avant que les grands groupes de luxe ne deviennent les nouveaux maîtres du monde, elle décida de s’en faire des alliés. Depuis, ceux-ci n’ont de cesse de retrouver l’élégance sinon le chemin de la Bienfaisan­ce dans les célébratio­ns de leurs marques. En retenant – ou pas – la vraie leçon de Jacqueline de Ribes, dont l’acmé est cette séparation consentie avec le décor d’une vie : l’immatériel est le seul luxe qui compte. Mieux que « Le temps retrouvé »

« La collection Ribes », ventes aux enchères chez Sotheby’s, 76 rue du FaubourgSa­int-Honoré, Paris 8e, les 11 et 12 décembre.

Bien avant l’heure, Jacqueline de Ribes inventa le recyclage de luxe, ou l’art de donner une nouvelle vie aux objets.

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