Socrate, Platon, Sénèque ? Pas si sages !
Avec érudition et ironie, l’historien Pierre Vesperini tord à nouveau le cou aux poncifs sur l'Antiquité.
Une énième histoire de la philosophie antique ? Non, prévient d’emblée l’historien Pierre Vesperini, espérant ainsi couper l’herbe sous le pied à ses (nombreux) détracteurs. Ce livre, il est vrai, n’est pas une histoire de la philosophie au sens habituel du terme, mais plutôt un redoutable décapant qui entend éliminer un par un les poncifs que l’on nous a enseignés à l’école. Pour ce normalien passé par l’Ecole française de Rome et aujourd’hui chercheur au CNRS, ce que l’on croit savoir sur Socrate, Platon, Aristote, Sénèque et leurs acolytes n’est en réalité qu’un trompe-l’oeil – et le fait de penser que les civilisations grecque et romaine seraient semblables et comparables à notre modernité occidentale, un profond malentendu.
D’ailleurs, qui sait exactement ce que l’on appelle une «école philosophique»? Comment celle-ci fonctionnait-elle ? En quoi l’Académie de Platon est-elle un ovni dans cette nébuleuse d’associations privées, formées en dehors des liens civiques, que constituaient ces formations ? Et Socrate, devenu pour la doxa académique le fondateur même de la philosophie, qui est-il ? Qui se cache derrière cette personnalité si familière sur laquelle tout semble avoir été dit et écrit ? Le fondateur de la pensée rationnelle comme pensée critique, héros de la «subjectivité», comme l’affirmait Hegel ? Un « maître de vie », comme le proclament aujourd’hui les ouvrages de développement personnel? Car, derrière le vieux sage des dialogues, souriant, émouvant, courageux, se cache un Socrate troublant et inquiétant, celui qui apparaît dans le « Théétète » de Platon en « brigand » fabuleux des légendes athéniennes, lutteur acharné de la dialectique, affamé de discours et de beaux corps. Lorsque le mystérieux maître confesse, dans « Le banquet » de Xénophon, « à chaque instant de ma vie, j’ai été amoureux de quelqu’un », il n’y a d’ailleurs aucune raison de penser qu’il s’agisse d’une métaphore. Qu’y a-t-il ici de calomnieux dans une culture où l’éros est non seulement une pratique non condamnable, mais bien mieux un passage obligé, le principe même de la relation maître-disciple? Toujours chez Xénophon, rappelle Vesperini – invoquant un passage peu souvent cité –, face à Aristodème le Petit, qui « ne veut pas sacrifier à la divinité ni user de la divination et se moquait de ceux qui faisaient ces choses », Socrate prouve l’existence de la providence par le fait que les hommes veulent faire l’amour à toutes les saisons, et jusqu’à la vieillesse, contrairement aux autres animaux, dont l’activité sexuelle est réservée à la saison des amours. Mise en garde sans appel chez les éditeurs du texte, relève Vesperini, médusé. Pour Sauppe, Gigon, Marchant, Dorion, etc., il s’agit en effet ni plus ni moins d’une « contradiction insoluble » avec les autres enseignements que Xénophon attribue à Socrate. Ce qui est surtout insoluble, répond le chercheur, c’est la contradiction entre Socrate et ses interprètes ! Le ton est donné. Sénèque ? Bien loin du martyr émacié de la sagesse que l’on présente souvent, le stoïque ne serait autre qu’un homme d’affaires richissime, fier de lui et contempteur de la culture, devenu philosophe à la fin de sa vie de grand bourgeois.
Si Vesperini, en infatigable briseur de mythes, donne une version inédite de la vie des philosophes, il ne fait pas pour autant du Gala à l’antique. En filigrane, une question se pose, si ce n’est la seule qui vaille: qu’est-ce que philosopher ? Un Grec de l’Antiquité et un philosophe du XXIe siècle répondraient sans doute de façon diamétralement opposée. En effet, affirme le chercheur, si pour les post-hégéliens la philosophie est « une activité qui a un rapport consubstantiel à la raison et à la recherche de la vérité, ce qui la distingue notamment de la religion, de la littérature et de l’art », il faut reconnaître que ce n’était pas du tout le cas pour les Grecs. Contrairement à la philosophie européenne moderne, la philosophie antique ne s’est ainsi jamais fixé pour but de parvenir à une quelconque vérité, les Anciens ayant déjà parfaitement saisi que cette dernière était inatteignable. Le christianisme a changé le paradigme. Parce qu’elle s’affirme unique détentrice d’une vérité qui repose sur la foi et donc ne se prouve pas, la nouvelle religion chrétienne a mis fin à toute discussion et conditionné le cadre de pensée européen : « La représentation
Historien, chercheur au CNRS.
de la philosophie en recherche de la vérité et en doctrine à intérioriser sous forme de foi (…) est en fait une sécularisation d’un processus religieux initié par l’Eglise à la fin de l’Antiquité. » Les Grecs ne seraient donc pas les premiers à passer « du mythe à la raison », faisant ainsi de l’Europe une digne héritière de sa pensée rationnelle ? Si formidables fussent-ils, Thalès, Anaxagore, Socrate, Platon, Aristote ou Epicure n’auraient finalement été que des hommes de leur temps, qui ne se distinguaient en rien de leurs contemporains sophistes et qui tiraient d’ailleurs comme eux leurs connaissances des dieux. De quoi faire frémir le petit monde des hellénistes…
Pierre Vesperini est coutumier des pavés dans la mare. Déjà en 2017, l’une de ses analyses consacrée à Epicure et publiée dans Philosophie magazine avait donné lieu à un vif échange d’articles avec le philosophe Marcel Conche. Le professeur émérite à la Sorbonne et membre de l’Académie d’Athènes reprochait entre autres à Vesperini une relecture trop radicale de l’enseignement d’Epicure. « L’historien doit être ici plus que jamais attentif à ne pas laisser sa formation universitaire l’égarer, plus que jamais soucieux d’oublier ce qu’il a écrit, et poser des questions simples », rappelle donc ici le concerné dès le préambule de son livre. Revenant sans cesse au texte – les grands classiques comme les moins connus –, celui à qui l’on doit aussi «Lucrèce. Archéologie d’un classique européen» (Fayard, 2017) nous embarque avec érudition et ironie dans une folle aventure anti-académique à la conquête des mondes grec et romain, lesquels, comme le disait l’historien Claude Nicolet (1930-2010), sont aussi éloignés du nôtre que ceux « des Papous ou des Iroquois ». Un voyage ethnographique, en quelque sorte, qui nous invite aussi à nous interroger sur l’histoire de cette construction intellectuelle. Ou comment, au XVIIIe siècle, Alexander von Humboldt (1769-1859) invente le « mythe des Grecs », incarnation d’un idéal perdu et d’une civilisation parfaite. Redécouvrir les sagesses antiques avec un regard neuf, c’est d’une certaine manière s’affranchir de la régression dans laquelle le monde moderne a plongé la tête la première en préférant la tyrannie d’une seule vérité au détriment des vérités plurielles derrière lesquelles couraient les Anciens. Avec vigueur, Vesperini en appelle aux historiens des savoirs : et si on se libérait enfin du sensus mysticus de l’histoire idéaliste pour rechercher le sensus carnalis, cette chair dans laquelle l’esprit trouve son lieu véritable ? Ad fontes ! comme le disent si bien les humanistes. Retour aux sources !
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« La philosophie antique », de Pierre Vesperini (Fayard, 496 p., 24 €).
Selon Vesperini, la philosophie antique ne s’est jamais fixé pour but de parvenir à une quelconque vérité.