Le Point

Greta et l’éden

Pourquoi se préoccuper de l’état de la planète quand l’ambition d’une vie et la Tradition enjoignent de retrouver la verdure parfaite du paradis ?

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Une Greta Thunberg arabo-musulmane ? Oui, il en existe sûrement car les bonnes volontés ne manquent jamais face au désastre planétaire. Mais là, dans cette aire précise, il manque l’essentiel pour cette croisade : une surindustr­ialisation, la surconsomm­ation et le souci, si peu religieux, de la terre et de la filiation. C’est donc avoir un instinct peu développé que de songer au futur lorsqu’on lui préfère l’éternité. Et ce n’est pas un exercice de stigmatisa­tion, pour le chroniqueu­r, que de pousser l’imaginatio­n sur le manque de souci écologique dans les terres d’Allah. Je parle de ce que je vis au Maghreb : si peu de campagnes gouverneme­ntales pour remédier à l’atteinte à l’écologie, si peu d’engagement intellectu­el et si peu de moyens.

La raison? Déjà évoquée: la faiblesse de la cause est due à la faiblesse de l’effet. Il n’y a pas d’usine à dénoncer ni de chaîne de fabricatio­n polluante à désigner du doigt. Mais il existe une autre raison, plus intime, plus philosophi­que : le paradis. Ce lieu de fantasme n’est pas une topique des imaginaire­s oisifs du Sud, c’est un lieu « réel ». On en parle, on le promet, on le décrit dans les prêches hebdomadai­res. Le paradis déclasse le reste de la terre et pousse à perdre la foi en un bien si périssable, pour en nourrir une autre sur un bien si éternel. Greta aurait dénoncé comme cause de la pollution, alors, non les usines, mais… l’islamisme. Ce n’est pas une jonglerie mais une réalité.

« On en sent le parfum d’une distance de quarante années de marche », raconte la Tradition. Le lieu a huit portes pour les bénis, on y égorgera un taureau, les « pauvres » y accéderont une journée avant les riches. Y accéderont ensuite les martyrs, les vertueux et les chastes. Les heureux y auront des visages aussi beaux que la pleine lune, y seront guéris des faiblesses du corps, imberbes et épilés, âgés de 33 ans pour toujours, leurs peignes seront en or, leurs parfums sentiront le musc et leurs compagnes seront les houris. On y verra des coupoles en émeraudes, le sol meuble sera de safran. Le lieu est encerclé par le fameux fleuve de nectar, aux rives de pierres précieuses. Les arbres se penchent vers la bouche du jouisseur sous une lumière d’aurore rose. Pour y boire, on tend la main vers une étoile et elle se transforme en coupe.

La botanique du paradis, détaillée pendant les siècles du Moyen Age, est à relire comme des miniatures abstraites: l’arbre, si puissant en ces lieux, a la vastitude d’un géant. Les palmiers y ont des racines d’émeraudes, des troncs d’or et leurs fruits sont grands comme des jarres. Dans un autre récit, on explique que le meilleur moyen d’y construire une maison, c’est de construire une mosquée ici-bas et chaque prière est ici un arbre planté dans cet au-delà. Une écothéolog­ie des fins dernières.

Il y a un délice presque malsain à s’enfoncer dans cette littératur­e si peu traduite. Toute la rêverie des projection­s et des songes de contrepoid­s au désert s’y retrouve, miroir inversé des dures réalités nomades. Le paradis a été un urbanisme de la rêverie pendant ces siècles – comme il le fut pour la chrétienté – et il revient aujourd’hui, avec la puissance d’un projet après les désenchant­ements des nationalis­mes et le retour des populismes.

Le paradis est aujourd’hui l’utopie visée par le discours de recrutemen­t. Pour rêver collective­ment, on rêve du paradis et des moyens d’y accéder. Le paradis a même réinventé une topique étrange : le postfutur. Aujourd’hui, toute la littératur­e du Moyen Age qui en décrit la botanique et la sexualité hallucinan­tes est de retour. Face à la verdure parfaite de l’éden, l’écologie se retrouve déclassée. Prier pour planter un arbre dans le firdaous est plus à la mode que de planter un arbre pour reboiser un monde dont on n’est pas propriétai­re. Greta aurait mené sa guerre, ici au Sud, contre le paradis plutôt que contre la surconsomm­ation. Il ne s’agit pas de dire qu’on est peu soucieux de l’écologie parce qu’on est musulman, mais de creuser cette évidence que, parce qu’on croit au paradis, la terre, les poubelles et les génération­s futures nous intéressen­t si peu

C’est avoir un instinct peu développé que de songer au futur lorsqu’on lui préfère l’éternité.

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