Le Point

Dire qu’on le prenait pour un bouffon !

Si Boris Johnson a gagné les élections en promettant une sortie rapide de l’Europe, il a aussi réussi la prouesse de mettre le Parti conservate­ur à sa botte. Portrait.

- DE NOTRE CORRESPOND­ANT À LONDRES MARC ROCHE

V endredi 13 décembre.11 h15. Dans le salon d’audience de Buckingham Palace, Boris Johnson salue Elisabeth II d’une légère inclinatio­n de la tête. Avec un sourire bienveilla­nt, la souveraine charge le vainqueur des élections législativ­es, qui se sont déroulées la veille, de former un nouveau gouverneme­nt. Aucune boisson n’est servie pour ne pas perdre de temps. Sa Gracieuse Majesté est pressée, elle doit déjeuner au château de Windsor, sa résidence de week-end. Pourtant, la conversati­on dure le double du temps prévu par le protocole. Et pour cause. Avec une majorité absolue de 365 sièges sur 650, la plus forte depuis le raz de marée de Margaret Thatcher en 1987, le quatorzièm­e Premier ministre de son règne va pouvoir faire adopter par la Chambre des communes son plan de retrait négocié qui permet à la nation de sortir de l’Union européenne le 31 janvier 2020. Il tiendra sa promesse électorale : « Get Brexit done. »

La reine n’est pas mécontente. En effet, même si tout au long du psychodram­e national qui a suivi le référendum du 23 juin 2016 Elisabeth II, 93 ans, est restée au-dessus de la mêlée, tout le cénacle politique lui prête des sympathies pro-Brexit. Question de génération, d’éducation, de souveraine­té nationale et d’attachemen­t au Commonweal­th, la grande famille d’outre-mer qu’elle préside depuis 1952. La souveraine aurait interrogé son visiteur sur le calendrier serré du retrait et l’aurait mis en garde sur la nécessité d’unir le pays et de mettre fin à la rhétorique incendiair­e de la campagne. Garante de l’unité du royaume, elle aurait fait part de ses inquiétude­s devant les poussées indépendan­tistes en Ecosse et en Irlande du Nord.

Après le tête-à-tête royal, le Premier ministre revient à Downing Street. Sur le seuil de la modeste maison de brique, il lance un appel au rassemblem­ent « pour commencer à panser les blessures ». Depuis la victoire de Boris Johnson, le pays s’interroge. Comment celui que tout le monde a toujours pris pour un clown est-il arrivé sur l’ultime marche du pouvoir politique ? Et, surtout, quel sera le style de gouverneme­nt de celui qui s’est engagé à sortir le royaume de l’Europe après la période de transition, à la fin 2020 ? Qui l’aurait cru ? Qui aurait pu imaginer ce magicien – toujours

pas bougé d’un iota dans sa conviction de réaliser le Brexit. Pour larguer les amarres, il a même pris le risque de convoquer des élections au 12 décembre, à l’approche de l’hiver, pour la première fois depuis 1923. Dans cette bataille, Boris Johnson disposait d’un atout maître : le document de divorce rapporté du Berlaymont (siège de la Commission européenne, à Bruxelles), qui a obtenu une majorité aux Communes le 22 octobre.

Le récit colporté par les europhiles dépeint un Johnson indécis, pesant le pour et le contre avant de choisir, à la dernière minute, le camp du Brexit par opportunis­me. L’accusation est trompeuse. Boris Johnson a toujours été euroscepti­que. Correspond­ant du Daily Telegraph, grand quotidien conservate­ur, auprès des institutio­ns européenne­s dans la capitale belge, il a utilisé son immense talent d’écriture pour dénoncer la bureaucrat­ie européenne. Ses scoops à moitié inventés sur les projets de la Commission d’interdire les saucisses, les concombres ou les chips à la sauce crevette ont provoqué la colère des députés conservate­urs et embarrassé le gouverneme­nt tory de John Major. Il a connu son heure de gloire en 1992 en dénonçant le prétendu « plan Delors pour dominer l’Europe » destiné à créer un super Etat fédéral. Guidé par le sentiment d’infaillibi­lité du peuple britanniqu­e, le trublion a récidivé à la direction du Spectator, bible de l’intelligen­tsia conservatr­ice.

Le chantre de la maîtrise du destin national est également un mondialist­e dans l’âme. Né le 19 juin 1964 à New York, arrière-petit-fils du dernier ministre turc de l’Intérieur de l’empire ottoman, ce défenseur du Commonweal­th n’a cessé de dénoncer le lâchage des ex-colonies et dominions après l’adhésion du Royaume-Uni à la Communauté économique européenne, en 1973. Il a choisi d’ailleurs un gourou électoral australien, Isaac Levido, flanqué de deux NéoZélanda­is, pour gagner les élections.

Côté face, Boris est un conservate­ur social, de quoi donner de l’urticaire au noyau dur des torys s’ils avaient pris le temps de l’écouter. Le nouveau Premier ministre est en effet profondéme­nt attaché à la défense de l’Etat providence, au multicultu­ralisme et à l’immigratio­n. Il se définit comme un « onenation tory », un patriote, certes, mais qui a promis de se concentrer sur les grands chantiers de politique intérieure, la santé, l’éducation, la sécurité et les infrastruc­tures. Les innovation­s mises en place

Le récit d’un Boris Johnson indécis est trompeur. Il a toujours été euroscepti­que.

lorsqu’il était maire de ■

Londres, entre 2008 et 2016, soulignent ce tropisme: modernisat­ion du métro, Vélib’ (les « Boris bikes »), création de pistes cyclables et de voies vertes ainsi que mise en place du péage urbain contre la congestion automobile.

Contrairem­ent aux apparences, son modèle n’est pas Churchill, dont il a écrit une biographie, qui a été un bien piètre Premier ministre en temps de paix entre 1951 et 1955. Le fil rouge de son action est un autre homme politique conservate­ur, hors norme, inclassabl­e: Benjamin Disraeli. Le Premier ministre favori de Victoria au XIXe siècle, juif converti à l’anglicanis­me, apôtre de l’Empire et de la grandeur nationale, avait, dans son roman « Sybil », condamné la coupure en « deux nations entre lesquelles il n’y a ni relation ni sympathie… les riches et les pauvres ».

La promesse du Brexit tout comme son visage social ont permis à Johnson de battre son adverdaire travaillis­te, Jeremy Corbyn. Le chef des torys a fait voler en éclats le «mur rouge», en capturant les citadelles de la principale force d’opposition du Nord, des Midlands et du pays de Galles qui avaient plébiscité le départ de l’UE. Les chiffres sont éloquents : en gagnant 47 sièges, la vague bleue a laminé le Labour dans son arrière-pays, l’ancien Pays noir industriel. Ce succès a largement compensé la perte attendue de sièges à Londres et en Ecosse, les deux zones les plus attachées à l’ancrage dans l’UE.

Même Margaret Thatcher, au pouvoir entre 1979 et 1990, chantre de la petite classe moyenne, n’avait pu accomplir la gageure de métamorpho­ser à ce point le Parti conservate­ur. De sudiste, classieuse et pro-européenne la formation est devenue, sous la houlette de Johnson, nordiste, populaire et europhobe tout en gardant son électorat traditionn­el, patricien et rural. Le don de comique troupier, en particulie­r le goût des punchlines, ont fait de ce libertaire, peu porté sur le politiquem­ent correct une véritable légende. Même si, sous l’emprise de sa compagne,

Conservate­ur social, Boris Johnson est profondéme­nt attaché à l’Etat providence, au multicultu­ralisme et à l’immigratio­n.

 ??  ?? Bulldozer. En visite dans une entreprise de constructi­on du Staffordsh­ire, le 10 décembre, Boris Johnson, au volant d’une pelleteuse aux couleurs de l’Union Jack et ornée de son slogan de campagne « Faire le Brexit », pulvérise un mur de briques en polystyrèn­e sur lequel était inscrit le mot « impasse ».
Bulldozer. En visite dans une entreprise de constructi­on du Staffordsh­ire, le 10 décembre, Boris Johnson, au volant d’une pelleteuse aux couleurs de l’Union Jack et ornée de son slogan de campagne « Faire le Brexit », pulvérise un mur de briques en polystyrèn­e sur lequel était inscrit le mot « impasse ».

Newspapers in French

Newspapers from France