Le Point

Survivre aux butors grâce à Steiner

- Étienne Gernelle

Deux amarres qui lâchent. Trois jours après la date officielle du Brexit, c’est à Cambridge que s’est éteint le plus grand, le plus profond des Européens : George Steiner. D’une famille viennoise juive réfugiée en France, il était né à Neuillysur-Seine et avait parcouru le continent, ses langues et sa littératur­e. Polyglotte et théoricien de la traduction, cet érudit hors catégorie, incollable sur Homère, Shakespear­e et Dostoïevsk­i, était un gardien de notre âme commune (lire l’article de François-Guillaume Lorrain, p. 80).

Il avait, lors d’une conférence demeurée célèbre, défini « une certaine idée de l’Europe » (1) : des « horizons accessible­s à des jambes », si bien que l’on y pense en marchant ; des rues portant des noms d’hommes d’État, de poètes, de compositeu­rs et de savants, qui deviennent des

« chambres d’écho », même du pire, avec ces lieux de mémoire, ces plaques qui rappellent

« l’assassinat individuel ou collectif » ; le double héritage de Jérusalem et d’Athènes, reliant dans un syncrétism­e imparfait la pensée grecque et la morale judaïque ; l’appréhensi­on d’une « moderne apocalypse » qui enténèbre son histoire avant l’heure ; et puis ces fameux cafés, dont il disait qu’il suffisait d’en « dessiner la carte » pour obtenir « l’un des jalons essentiels de la “notion d’Europe” ». Les cafés de Stendhal à Milan, ceux de Freud et Musil à Vienne, ceux de Pessoa à Lisbonne ou ceux d’Isaac Babel à Odessa, dans la Moldavanka, ce quartier des gangsters magnifique­s. Les cafés comme agora et comme civilisati­on. Le boire ensemble, bien avant qu’il ne s’évapore en « vivre ensemble ». La lecture – jouissive – des oeuvres de maître Steiner suffit parfois à faire revivre la foi en une Europe aujourd’hui malmenée par des butors au langage plus ou moins volontaire­ment appauvri. On y retrouve ce qu’il appelait « l’audace de l’âme ». L’auteur de Langage et silence (2) ne se faisait pourtant pas d’illusions : « Des hommes que Goethe ou Chopin faisaient pleurer ont traversé, sans sourciller, l’enfer des autres. » Les hommes trahissent, les mots aussi. En 1964, passé de l’autre côté du rideau de fer, il notait ceci : « Déjà, sous les pressions de vérités différente­s, de “non-faits” et de la réécriture de l’Histoire, la langue est-allemande élabore son jargon et son dialecte propres. »

Mais ce pessimiste délicat a souvent laissé échapper des raisons d’espérer. « C’est dans les abris, sous le Blitz, à Londres, qu’a repris la lecture massive des classiques », précisa-t-il un jour au Point. Steiner avait même élaboré ce qui ressemblai­t à un programme pour le continent : chérir sa diversité linguistiq­ue, culturelle et sociale en opposition à la « soif de conformité » qui fait « la force et le vide de tant d’existences américaine­s » ; poursuivre la « quête d’un savoir désintéres­sé » ; retenir par tous les moyens à la maison scientifiq­ues, architecte­s et érudits tentés par l’exil. Tout cela, soufflait Steiner, n’est pas hors de notre portée, « si nous ne voulons pas que l’idée d’Europe s’enfonce dans ce grand musée de rêves passés que nous appelons l’Histoire »

(1) Texte à découvrir chez Actes Sud

(2) Les Belles Lettres

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